Le dimanche 20 avril, le jour de Pâques, le pape François très affaibli, marqué par son insuffisance pulmonaire, accueillait dans sa sobre résidence Sainte Marthe, l’orgueilleux vice-président américain JD Vance, son épouse et leurs trois enfants Ewan, Vivek et Mirabel, pleins de santé, qui reçurent des mains de leur hôte des œufs Kinder en chocolat. La veille de sa mort, Jorge Bergoglio se doutait-il que l’image d’un vieil homme, au soir de sa vie, faisant ce geste d’amour si banal envers les jeunes bambins d’un dirigeant représentant un pouvoir impérial, suprémaciste et raciste, restera celle d’un signe des temps que l’Église a « le devoir de scruter[1] » ?
L’histoire que nous faisons
Le lendemain, le lundi qui ouvre la radieuse semaine de Pâques, quand la petite Espérance de Charles Péguy[2], encadrée par sa mère et sa grande sœur, est à l’honneur, François disparaissait, comme en miroir du chapitre 20, versets 19 à 25, de l’évangile de Jean, lu la veille aux vêpres dans les églises du monde entier, qui raconte l’apparition de Jésus aux disciples puis à Thomas, incrédule. Au-delà de la signification symbolique et spirituelle que montre cette courte entrevue entre un homme malade et un dirigeant du monde sûr de lui, dont l’interprétation appartient à chacun d’entre nous, on y voit surtout le gouffre béant entre les deux conceptions opposées de l’humanité que ces deux catholiques représentent et qui aujourd’hui fracturent non seulement les grandes spiritualités, mais aussi les visions politiques et économiques des dirigeants du monde, de leurs conseillers et de leurs épigones. Si chaque génération humaine a le sentiment de vivre des moments historiques qui engagent l’avenir, c’est parce que, pour reprendre la formule de Raymond Aron dans ses leçons sur l’histoire données au Collège de France, paraphrasant Karl Marx, « les hommes font l’histoire mais ils ne savent pas l’histoire qu’ils font ». Aujourd’hui nous ressentons physiquement l’histoire que nous faisons avec le changement climatique, le creusement des inégalités, les restrictions aux libertés publiques, la diminution de la biodiversité et « la guerre mondiale en morceaux[3] », mais nous savons celle que Vance et sa révolution conservatrice impériale qu’il partage avec Poutine, Xi Jinping et tous les dirigeants autoritaires de la planète, veut accélérer et que le pape François dénonçait dans sa grande encyclique Laudate Si avec en sous-titre l’opposé exact du projet du vice-président américain : « Sauvegarde de la maison commune ». Aujourd’hui, nous savons que l’humanité est une nouvelle fois à la croisée des chemins mais aussi que la tentation d’emprunter la pente la plus facile, celle qui descend vers la soumission à l’ordre des choses, vers le mercantilisme, vers la servitude volontaire, le repli identitaire et la croyance dans la technologie, est la plus partagée.
Une continuité doctrinale
En 2013, à la lecture de la première lettre d’exhortation apostolique du nouveau pape, Evangelii Gaudium, publiée le 24 novembre, on savait qu’il ne fallait pas attendre de Jorge Bergoglio, de grandes avancées de la doctrine de l’Église sur les questions sociétales comme l’avortement ou l’ordination des femmes. Plus tard il sera très violent dans ses paroles contre les médecins pratiquant l’avortement qu’il appelait des sicaires. Il ouvrira juste la possibilité d’un débat à venir sur le célibat des prêtres qui était selon lui une discipline que l’Église doit maintenir mais pas un dogme. Sur les unions homosexuelles en bon casuiste de la compagnie de Jésus, il expliquera qu’une bénédiction vise les personnes en couple mais pas l’union. Et pourtant l’extrême droite mondiale conservatrice et identitaire danse sur sa tombe quand les non Catholiques dans le monde semblent plus nombreux à le regretter que les Catholiques.
Diplomatie de l’amour
Mais ce qui frappe dans l’exhortation Evangelii Gaudium c’est le ton et les mots employés pour expliquer ce que François appelait sa nouvelle évangélisation : un témoignage humble et joyeux d’amour, sinon elle « devient autre chose, une conquête religieuse ou peut-être idéologique ». Le 13 décembre 2013, le nouveau secrétaire d’Etat, l’italien Pietro Parolin, à l’occasion de sa première réception du corps diplomatique annonçait que la diplomatie vaticane s’appuierait sur l’esprit de l’exhortation et serait une « diplomatie de l’amour ». Dans le cynisme ambiant et devant l’absurdité du monde, beaucoup y virent au mieux de la naïveté alors qu’elle annonçait une rupture avec son prédécesseur, le corrompu cardinal Tarcisio Bertone, ultraconservateur tenant d’un catholicisme de reconquête idéologique. Durant les douze années de ce pontificat, tout au long de ses quarante-six voyages apostoliques et dans les soixante-sept pays qu’il a visités, François développa plus qu’un style que des bons esprits qualifient de populiste pour le dénigrer en sourdine, mais une méthode à l’opposé de la fermeture par la Loi de son prédécesseur. Son premier voyage pontifical le 8 juillet 2013 il le fait à Lampedusa en hommage aux migrants morts en mer. Sa vision profonde c’est l’ouverture à l’autre comme personne singulière, qu’il va chercher aux périphéries du monde ou qui veut venir chez sa vieille grand-mère un peu fatiguée, comme il avait qualifié l’Europe devant le parlement européen en 2014. Petit-fils de migrants italiens qui faillirent périr en mer, il a fait de l’hospitalité envers les migrants, quelles que soient leurs motivations, un devoir d’humanité contre « la mondialisation de l’indifférence et la culture du déchet ».
Le désir mimétique de JD Vance
Le jour de Pâques, a-t-il répété à JD Vance ce qu’il avait déclaré sur CNN il y a une année : « si l'Église met une douane à sa porte, elle cesse d'être l'Église du Christ[4]». A-t-il eu le temps de lui dire que si les Etats-Unis dressent des murs et des droits de douanes à leurs portes, ils cessent d’être les garants de leur déclaration des droits du 15 décembre 1791 et des dix premiers amendements de leur Constitution ? JD Vance l’aurait-il seulement entendu ? A partir d’une pensée moins rustique que son mentor, il explique que sa conversion en 2018 au catholicisme s’est faite par la découverte du philosophe Français René Girard. Il a raconté cet évènement dans la revue catholique The Lamp, où il montre surtout sa compréhension approximative et idéologique de la théorie du bouc émissaire[5], oubliant, le jour de sa visite à la maison Sainte Marthe qu’il n’était finalement que l’incarnation de ce que René Girard appelait « le désir de ce que désire l’autre ». Détenant les pouvoirs économiques et politiques, il ne désire pas ce que désire Jorge Bergoglio, une humanité solidaire, ouverte, respectueuse du bien commun, mais dans son projet impérial carolingien[6] il désire ce que certains dans l’Église comme grande multinationale de la spiritualité désirent, le pouvoir spirituel.
L’espérance au bout de la nuit
On peut estimer que la diplomatie vaticane « de l’amour » de François s’appuyant sur le plus vaste réseau diplomatique mondial et le maillage dense des Caritas nationales a obtenu de piètres résultats à partir de ses postulats de paix à tout prix, de dialogue interreligieux et d’intégration des questions écologiques et sociales, mais au-delà des pompes de ses funérailles sur la place de la basilique Saint Pierre, François nous a fait écouter durant son pontificat une basse continue symbolisant la fragile Espérance d’une leçon de ténèbres du Baroque français, comme en contrepoint des clairons et des cymbales du monde. Cette musique a été couverte par les fracas de Boutcha, Be’eri, Gaza, les murs de séparation, les guerres au Soudan, au Yémen, en Syrie, les persécutions contre les Ouïghours ou les Rohingyas, l’élection de Trump et sa réélection, la volonté de puissance des régimes autoritaires, la remilitarisation de la planète, mais elle nous invite à discerner le long murmure de la corne d’une balise de brume qui prévient l’humanité des brisants vers lesquels elle se précipite tout en indiquant le bon chenal que les 32 000 noyés en mer depuis son arrivée sur le trône de Pierre, n’ont pu trouver. On peut juste espérer que les 135 cardinaux électeurs au conclave sauront scruter ces signes des temps et qu’ils n’écouteront pas les sirènes des quelques cardinaux, embarqués par l’américain Burke ou le Guinéen Sarah[7], cornaqués par JD Vance et son ambassadeur au Vatican, qui veulent faire disparaître l’héritage du pape François et mettre sous tutelle la liberté de la petite espérance.
[1] Article 4 de la constitution Gaudium et Spes promulguée le dernier jour du concile Vatican II le 8 décembre 1965.
[2] Lire Charles Péguy. le Porche du Mystère de la Deuxième vertu. 1912. Rééditions Gallimard. NRF Poésies
[3] Formule du Pape François lors de son discours au corps diplomatique auprès de Saint Siège le 8 janvier 2024.
[4] Vatican News. Itw à CBS le 20 mai 2024
[5] Lire sur cet épisode de la vie de JD Vance, l’article de Bernard Perret dans la revue Esprit d’octobre 2024.
[6] Lire dans le Grand Continent du 22 avril l’article d’Alberto Melloni, L’Option carolingienne de JD Vance
[7] Lire Golias n°738 semaine du 6 au 12 octobre 2022