En 1960 à l’occasion de la table ronde qui ouvrit la voie à l’indépendance du Congo, le chanteur Grand Kallé avec son orchestre African Jazz, au rythme électrique de la rumba congolaise, chantait « Indépendance Cha-cha ». Cette chanson fit le tour du monde et s’entend encore aujourd’hui dans les bars et les maquis des capitales africaines. Elle s’invite toujours dans les jingles des radios africaines ou internationales dédiées à l’Afrique. C’était l’immense espoir dans le processus des indépendances africaines que Grand Kallé chantait alors. Soixante années plus tard quand on la cueille au détour d’une émission de radio ou qu’un ancien la fredonne, c’est la nostalgie d’une époque qui n’a pas tenu ses promesses que l’on écoute. Aujourd’hui les coups d’état constitutionnels se succèdent - troisième mandat Cha-cha - quand ce ne sont pas les armes, les treillis, les uniformes, les galons, les bérets rouges ou verts, qui mènent la rumba politique africaine.
Depuis les indépendances, les militaires sont encore au cœur des crises politiques en Afrique francophone. Pourtant au cours de la dernière décennie du XXe siècle une sorte de printemps africain consécutif au discours de La Baule fit tomber les régimes militaires du Mali, du Niger et du Bénin et déstabilisa en profondeur les régimes du général Eyadema au Togo ou de Paul Biya au Cameroun. Des régimes civils se mirent en place progressivement. En 1999 trois coups d’Etat militaires, en Côte d’Ivoire, en Guinée Bissau et au Niger, amenèrent la communauté internationale à intervenir fermement pour que les juntes militaires cèdent la place à des régimes civils élus. Après ces pressions internationales, y compris africaines au travers de l’Union Africaine ou de la CDEAO, les chancelleries et les institutions onusiennes ou régionales crurent un temps que les militaires resteraient enfin dans leurs casernes pour se concentrer sur leur mission : la défense de leur pays contre des agressions externes. Or depuis ces quinze dernières années on assiste à un retour en force des militaires qui quittent à nouveau leurs cantonnements pour prendre ou tenter de prendre les rênes du pouvoir : au Togo en 2005, en Guinée et en Mauritanie en 2008, au Niger en 2011, au Mali en 2013 et 2020, au Burkina Faso en 2014 et en 2015. De ce point de vue, l’année 2021 sera un grand millésime : au Niger en mars, au Tchad en avril, au Mali en mai et le 5 septembre en Guinée. Comme dans la rumba traditionnelle afro-cubaine, le rythme des percussions couleurs kaki s’accélère et les postures chaloupées des militaires semblent séduire de plus en plus leurs société civiles, comme on l’a vu à Conakry. La photo du président guinéen déchu, Alpha Condé, a fait le tour des réseaux sociaux africains. On le voit vautré dans un canapé, débraillé, l’œil morne, entouré des militaires cagoulés qui l’ont arrêté en prenant une pose martiale déhanchée avec leur arme. La créativité africaine a vite détourné cette image virale devenue le symbole des impasses politiques africaines : des pouvoirs civils à la ramasse et des unités militaires d’élite surarmées qui mènent la danse.
Dès le premier coup d’Etat militaire en Afrique francophone en janvier 1963 au Togo, la science politique a tenté de comprendre ce phénomène. Une première théorie estimait que le développement des nouveaux pays demandait une unité d’action que finalement seule l’armée et sa discipline étaient capables d’encadrer. A terme le développement aurait rendu caduque la présence des militaires et la démocratie serait advenue. Cette théorie développementiste n’a pas fait long feu. Il y eut ensuite la théorie du « soldat modernisateur » qui intervient brutalement dans un premier temps dans le jeu politique du pays pour en forcer la rénovation suivie d’une normalisation du régime militaire dans des institutions qui se seraient naturellement démocratisées grâce au développement d’une société civile mieux éduquée, forçant les officiers à la tête de l’Etat à troquer leur uniforme pour un habit civil. L’histoire a hélas montré que très souvent le changement d’habit ne changeait pas l’autoritarisme. L’institutionnalisation a été et est encore utilisée aujourd’hui par les militaires soucieux de légitimer a posteriori leur pouvoir conquis. Des auteurs pensent que l’engouement des militaires africains francophones pour la politique remonte à l’armée coloniale française. Les futures armées nationales auraient hérité de cette conception globale dans laquelle l’armée jouait un rôle de maintien de l’ordre intérieur en l’absence de menaces extérieures potentielles. S’il y avait une décolonisation à mener ce serait celle de ce que l’on appelle en Afrique « les corps habillés » : l’armée, la police, la gendarmerie, les gardes présidentielles et toutes les unités d’élites qui fleurissent ces dernières années dans le contexte de la guerre au Sahel.
L’explication la plus commune pour ne pas dire la plus paresseuse est de voir simplement dans l’accession de l’armée au pouvoir le résultat de manœuvres françaises destinées à se débarrasser d’un régime dont les comportements politiques et idéologiques menaceraient les intérêts de l’ancien colonisateur. Dans les faits, si on ne peut pas contester la main de la France dans son pré carré africain, il faut reconnaître qu’elle s’appuie d’abord sur des contextes objectivement prêts à accepter l’intervention militaire.Les analyses qui décrivent a posteriori une chronique des réseaux d’amitiés et d’intérêts, responsables de l’engrenage d’évènements dramatiques, ne permettent pas une analyse factuelle des mécanismes sociétaux qui amènent ces situations politiques d’intervention directe des militaires dans la gestion de l’Etat. Le dernier coup d’Etat en Guinée met en lumière à la fois ces réseaux de pouvoir africains et français responsables du naufrage autoritaire du régime d’Alpha Condé et l’impasse politique dans laquelle il entrainait son pays aux enjeux miniers considérables.
Deux évolutions récentes expliquent l’accélération de ces coups militaires. D’une part la menace sécuritaire au Sahel a augmenté les moyens militaires des pays africains grâce à l’aide internationale en munitions, équipements et formations. D’autre part les appareils d’Etat des régimes civils ne veulent pas entendre parler d’alternance face à la demande d’accès aux droits en provenance des acteurs associatifs de la société civile. Les manipulations constitutionnelles sur les mandats présidentiels successifs et les fraudes électorales de plus en plus sophistiquées ont démarré à partir des années 2000 : des coups d’Etat constitutionnels que la communauté internationale, notamment la CDEAO, laisse finalement faire après avoir froncé les sourcils. De leur côté les armées africaines se professionnalisent peu à peu notamment en intervenant dans le cadre de mandats onusiens. Les mandats d’arrêts internationaux pour crimes contre l’humanité font réfléchir. L’armée traditionnelle n’étant plus la garantie de leur stabilité, les régimes les plus autoritaires et les plus prébendiers mettent alors en place des gardes prétoriennes sur équipées pour assurer leur protection, formées le plus souvent par des Israéliens, des Russes, des officines privées d’anciens militaires français reconvertis dans la formation ou par les Congolais qui se sont spécialisés dans le domaine. Cependant ces forces spéciales dotées de moyens et recrutées le plus souvent sur une base ethnique participent des rapports de force à la tête de l’Etat pour l’accès aux ressources financières que leur rôle protecteur permet. Leurs démonstrations de force contre des régimes clientélistes et épuisés leur apporte l’appui des secteurs entiers de la société civile sur une base régionale et communautaire, comme on l’a vu cette année au Mali et en Guinée.
Le 22 septembre à la tribune des Nations Unis le président Nana Akufo-Addo du Ghana s’est alarmé des derniers coups d’Etat au Mali et en Guinée. Or ils ne sont que la partie la plus visible d’un recul généralisé des libertés publiques en Afrique francophone où le rythme à trois temps des fraudes électorales, des manipulations constitutionnelles et des coups militaires, est devenu la cadence infernale de la vie politique pendant que les crises sociales, alimentaires, sanitaires, climatiques et environnementales vont en s’approfondissant.