Lisons le bien. Avec nos outils intellectuels qui font notre humanité. Un peu à la manière dont Dieu enjoint à Mahomet de le faire dès les premières lignes de la sourate 96 inaugurale de la révélation mohammadienne[1]. C’est ce que nous propose de faire Jacqueline Chabbi dans son livre Les trois piliers de l’Islam[2] : lisons le Coran au plus près de ce qu’il a dit à ses tout premiers récepteurs.
Mahomet personnage historique
Jacqueline Chabbi est professeur des universités à Paris VIII, historienne, anthropologue, agrégée d’arabe, elle enseigne l’histoire du monde arabe. Elève et collaboratrice du regretté Mohamed Arkoun[3], son livre est une plongée archéologique dans les mots du Coran notamment ceux de la période la plus ancienne, celle dite mekkoise, quand Mahomet en butte à ceux de sa tribu essaye de rallier sa famille et ses proches aux révélations qu’il reçoit de son dieu. Le titre du livre est une allusion aux traditionnels cinq piliers de l’islam[4] dont elle explique qu’ils sont une construction religieuse postérieure à Mahomet et que l’on ne trouve pas tels quels dans le Coran. Les trois piliers qu’elle décrit sont l’alliance, la guidance et le don, inscrivant ainsi le Coran dans son substrat spirituel, historique et anthropologique des origines, celui des tribus bédouines du VIIe siècle, des vallées côtières d’Arabie occidentale. En dehors du Coran dont le corpus n’a été stabilisé qu’une centaine d’années après la mort de Mahomet, les sources historiographiques des premiers temps de l’Islam sont quasi inexistantes. A partir des racines et des occurrences des mots, elle nous montre un Mahomet, personnage historique, homme de son temps, inséré dans les alliances familiales et tribales de La Mecque, ville d’importance moyenne dans les parcours caravaniers entre le Yémen et les pays au nord de la mer Rouge. La ville n’était pas une oasis. Du régime aléatoire des pluies saisonnières et de l’ouverture des routes marchandes en fonction des alliances ponctuelles tribales, dépendait l’existence précaire de ses habitants dans une nature hostile. Chaque ville avait sa divinité tutélaire qui s’inscrivait dans un jeu d’alliance utilitariste avec ses habitants. C’est dans ce contexte spécifique, à partir des mots du Coran, que Jacqueline Chabbi nous décrit un Mahomet, nommé « l’avertisseur » et pas encore le prophète, qui tente par la parole, la rhétorique, la persuasion, la menace, voire l’humour, de rallier peu à peu les membres de sa famille, puis ses proches et les autres clans familiaux à son dieu. Son argumentaire est celui de son époque : mon dieu vous guidera mieux que vos divinités qui vous perdrons dans le désert vous et vos familles, il vous rétribuera. Mahomet n’y arrivera pas. Il quittera la Mecque avec ses ralliés pour la grande oasis de Yatrib (Médine) à 400 km au nord. Alors que les sourates mecquoises traitent principalement de questions spirituelles sur un mode de conviction, à Médine les questions d’organisation de la communauté et de relations avec les autres deviennent centrales et les versets fonctionnent plutôt sur un mode prescriptif, voire brutal, dont les fameux versets du Sabre qui permettent les interprétations essentialistes contemporaines d’une violence inhérente au cœur de l’islam. Face aux tribus juives de Médine, les emprunts bibliques apparaissent pour rallier ces dernières avant de les combattre. C’est quand les tribus bédouines sortiront de leurs zones caravanières traditionnelles et se confronteront aux problèmes dynastiques et politiques de la fondation d’un empire face aux empires byzantin et sassanide (l’Iran actuel) que la nécessité d’asseoir une idéologie religieuse se fera sentir. Les versets de la révélation seront alors recensés dans un texte unique, les dires du prophète (Hadiths) stabilisés, le récit de la vie du prophète (Sîra) écrit et la jurisprudence posée.
La violence et le Coran
Dans les sociétés bédouines traditionnelles que Jacqueline Chabbi décrypte à partir des mots du Coran et de témoignages de voyageurs, la spiritualité d’une divinité qui deviendra dieu unique à Médine et auquel Mahomet tente de rallier des cercles concentriques de convertis, n’était pas encore l’Islam anhistorique et mythique qui est véhiculé aujourd’hui. Il était un culte local parmi d’autres. La doctrine musulmane s’est construite peu à peu à partir de la réalité anthropologique des peuples de cette région d’Arabie occidentale. L’idée d’une pureté de l’Islam des premiers temps du prophète ne tient simplement pas debout ; de la même manière que l’idée d’une violence religieuse ontologique inscrite dans le Coran. Jacqueline Chabbi n’essaye pas de nous prouver le contraire, une sorte d’irénisme fondamental du Coran qu’il faudrait remettre dans le contexte d’une société patriarcale idéalisée. Elle n’essaye pas de comptabiliser les versets pacifiques et les versets violents. Ce n’est pas son propos, ces versets existent conjointement, il ne sert à rien de les opposer, il faut les lire dans leur réalité anthropologique et en accepter les contradictions. Elle ne relativise pas et elle n’élude pas les fameux versets du Sabre qui servent de justifications idéologiques à tous les discours radicaux contemporains à partir du Coran, dans chaque camp, qui tentent de nous entraîner dans ce qu’ils souhaitent être une guerre des civilisations. Au contraire elle les analyse dans un chapitre consacré à la violence. Elle distingue la violence du discours de la violence en acte. Pendant la période mecquoise, c’est bien parce qu’il est faible devant l’incrédulité et l’ironie de ses contemporains, « les récusateurs[5] », que Mahomet remplit son discours de violence divine eschatologique. Ceux là se sentent d’autant moins menacés qu’ils le bannissent. A Médine la parole du prophète s’exacerbe, il adjure, il sermonne, il menace. Mais il reste dans le cadre d’une société tribale qui ne fonctionne pas religieusement sur le mode de la contrainte mais sur celui de l’obéissance consentie, contractuelle. Les trois tribus juives de Médine ne pouvaient accepter son Dieu unique. Finalement, à bout d’arguments, il en fit chasser deux et fit massacrer la troisième. Au delà de cette réelle violence en acte, Jacqueline Chabbi nous décrit une montée en puissance de la violence verbale qui passe de la tentative de dialogue à l’insulte impuissante face à la fin de non recevoir des tribus juives de Médine qui jouissaient d’une position tribale forte que Mahomet voulait ravir. Et c’est ce qu’il fit. Ce recours à la violence physique ne montre pas un anti judaïsme essentiel inscrit dans le Coran mais un chef de tribu qui recourt à la force pour imposer sa domination sur un territoire. Comme très souvent le discours divin est convoqué a posteriori pour légitimer un acte politique. C’est ce que fit six siècles plus tard Arnaud Amaury au siège de Bézier pendant la croisade contre les Albigeois : « tuez les tous, Dieu reconnaitra les siens ». Le roi de France intégra ainsi le Languedoc dans son domaine. Ce sera l’apologétique musulmane postérieure qui imposera la lecture d’un châtiment divin contre les juifs annoncé dans le Coran.
Mahomet et Saint Paul
Finalement Jacqueline Chabbi, à partir d’une lecture anthropologique et historique du Coran, nous donne à voir un Mahomet assez proche du Saint Paul qui vécut six siècles plus tôt dépeint par Alain Badiou[6] à partir de ses épitres. A la suite d’une conversion inaugurale soudaine, les deux sont inspirés, chefs de parti, organisateurs, tactiques, politiques, ils ont le verbe tranchant. Leurs prédications durèrent pour chacun une dizaine d’années. En une période aussi courte, ils posèrent les bases politico religieuses des deux grandes religions qui saturent les débats publics dans notre espace spirituel contemporain. Ces deux personnages historiques ont en commun que leurs discours, écrit pour l’un, oral pour l’autre, ont été stabilisés une centaine d’année après leur mort et que l’interprétation de ces textes a permis aux apologétiques chrétiennes et musulmanes ultérieures de justifier idéologiquement l’anti judaïsme des deux religions et la place spécifique de la femme dans la société.
Alors que les essais et les livres plus ou moins documentés sur l’islam se multiplient dans le contexte du terrorisme djihadiste, le livre de Jacqueline Chabbi remet les pendules à l’heure : lisons le Coran dans ce qu’il dit et non pas dans ce que nous voulons lui faire dire. Elle travaille à partir des mots du Coran. Ces mots, comme dans toutes les langues sémitiques sont construits à partir de racines verbales qui en orientent le sens et ouvrent les pistes herméneutiques. Quelque part, elle prend au mot les cinq premiers mots du prologue de Jean (Yahya en arabe, il vit) : au commencement était le verbe. Elle ne va pas au delà. Ce n’est pas son affaire.
[1] « Lis au nom de ton Dieu »
[2] Jacqueline Chabbi, Les trois piliers de l’islam, Editions du Seuil, 2016.
[3]Mohamed Arkoun, intellectuel algérien (1928-2010), professeur émérite de la pensée islamique à La Sorbonne. Lire notamment La pensée arabe, PUF 2012, ou La construction humaine de l’Islam (préface Edgard Morin) Albin Michel 2012.
[4]Dans le sunnisme les cinq devoirs du Musulman : le jeûne du mois de Ramadan, les cinq prières quotidiennes, l’acte de foi, le pèlerinage à La Mecque, et l’aumône.
[5] Kâfir, pluriel Kouffar. Jacqueline Chabbi ne reprend pas les traductions classiques du mot : mécréant, infidèle.
[6] Alain Badiou. Saint Paul, la fondation de l’universalisme. Presses Universitaires de France. 1997.