Le phénomène migratoire est un fait de notre temps a rappelé le Pape François à Marseille le 23 septembre. Il est aussi un signe des temps disait le cardinal Martini[1] qui a influencé la doctrine du Pape sur les migrations. On connait le célèbre aphorisme de Raymond Aron « les hommes font l’histoire mais ils ne savent pas l’histoire qu’ils font ». Il reprenait en la déformant une analyse de Marx dans son 18 Brumaire de Louis Bonaparte : « Les hommes font leur propre histoire, mais ils ne la font pas de plein gré́, dans des circonstances librement choisies ; celles-ci, ils les trouvent au contraire toutes faites, données, héritage du passé. Les migrants veulent faire leur propre histoire et ils ne la font pas dans des circonstances librement choisies. Marx ajoutait : « La tradition de toutes les générations mortes pèse comme un cauchemar sur le cerveau des vivants ». Que pèse sur nos cerveaux le cimetière marin des 27 364 migrants morts et portés disparus en méditerranée depuis dix ans (2 063 depuis le début de l’année) ? Nous savons pourtant la triste histoire que nous continuons d’écrire avec les 28 textes que la France a promulgués depuis 1984 et les mêmes objectifs : contrôler les flux et accélérer les procédures de refoulement. Nous avons la profondeur historique pour savoir que depuis quarante ans cet empilement de loi n’a pas empêché les jeunes gens des autres rives de la méditerrannée de continuer de forcer leur destin en traversant la mer pour venir chez nous en Europe. Nous savons que la réduction constante, de loi en loi, du droit d’asile, n’empêche en rien les migrations économiques, politiques et maintenant climatiques. Nous savons que dans le futur ces migrations continueront et iront en s’amplifiant.
Un impasse politique et humanitaire
Nous savons tout cela. Et pourtant nous nous enfermons dans cette impasse politique et humanitaire qui entraîne de plus en plus de souffrances et de morts. Emmanuel Macron est un récidiviste dans ce domaine. En 2018 dans le sillage de la loi de 2015 sur l’asile, votée pendant le quinquennat de François Hollande, la loi Collomb venait approfondir la régression du droit d’asile, notamment le droit à un jugement et le droit à la défense. Dans une logique de rétrécissement des délais de saisine de la justice après un rejet administratif de demande d’asile, on rognait sur les droits à un procès équitable : juge unique dans la nouvelle procédure accélérée et délais ne permettant plus de monter un dossier solide auprès de la Cour Nationale du Droit d’Asile à Montreuil. Le nouvelle loi Darmanin intitulée « projet de loi pour contrôler l’immigration, améliorer l’intégration », qui entre à nouveau au parlement[2] continuera dans cette pente la plus facile à suivre, celle qui descend : généralisation du juge unique, fin de la collégialité, territorialisation de la Cour Nationale du Droit d’Asile. Des logiques de rendement judiciaire sous la tutelle des Préfets, qui affaiblissent encore une fois les instances de protection. Ajoutons que le texte, en instrumentalisant la qualification de menace à l’ordre public, est centré sur des mesures qui visent à criminaliser les personnes étrangères et à faire tomber les dernières protections contre une mesure d’expulsion. La droite et l’extrême droite, en embuscade au Sénat et à l’Assemblée Nationale, présenteront des amendements qui viendront accentuer la pente sécuritaire-identitaire ; alors Darmanin courra derrière ces parlementaires pour faire passer sa loi. Ca aussi, on le sait.
La réalité des faits
Les images des 12 616 personnes arrivées clandestinement à Lampedusa depuis les côtes africaines, rien que pour la première quinzaine de septembre[3], ont été une aubaine pour Marine Lepen, Jordan Bardella, Eric Ciotti et Bruno Retailleau, avec l’effet de focale étroite qu’elles permettaient au moment où leurs postures politiques martiales s’affichaient dans les médias avant le début de l’examen de la loi Darmanin au Parlement. Nous connaissons pourtant les chiffres réels de l’immigration que les chercheurs et les associations de solidarité nous décryptent, si l’on veut bien prendre la peine de chercher l’information plutôt que d’écouter paresseusement les chroniqueurs et les politiques aux passions tristes. En 2020 les 280 millions migrants internationaux représentaient 3,6 % de la population mondiale contre 2,8 % en 2000. En 2022, le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les Réfugiés (HCR) estimait, que sur les 42,4 millions de personnes en demande d’asile dans le monde, 74% étaient accueillies dans un pays à revenu faible ou intermédiaire, et 69% dans des pays voisins. Sur les 87 millions de migrants internationaux résidant en Europe (450 millions d’habitants), la moitié venait d’un pays européen[4]. Depuis début 2023 on compte 231 900 personnes arrivées irrégulièrement en Europe, un chiffre qui devrait être stable par rapport à 2022 (331 423) et très en deçà de 2015 (1,8 millions)[5]. En 2023, en France (67,8 millions d’habitants), les immigrés sont 7 millions dont 2,5 naturalisés Français et dont 32,3% nés en Europe et 48,2 % nés sur le continent africain. Le solde migratoire sur les dix dernières années est de 200 000 en moyenne contre 160 000 les dix années précédentes[6]. Les quelques milliers de jeunes femmes (50 % des arrivants), de jeunes hommes et d’enfants débarqués irrégulièrement à Lampedusa en septembre représentent 5,4 % des migrants arrivés en Europe depuis le début de l’année. Leur niveau moyen d’études est le bac. Un calcul froid montre qu’en 2023 il y aurait 1 noyé ou disparu comptabilisé pour 112 passages clandestins réussis ; 1 pour 60 si l’on intègre une estimation de noyades selon l’Office des migrations internationales. Quelques derniers chiffres : en 2021 le nombre d’enfants nés vivants en Europe pour 1000 personnes était de 9,1 et celui des décès de 11,9. Ce qui veut dire que la population européenne diminuerait de 0,28 % par an si le solde migratoire ne venait pas compenser ce déclin[7]. 120 000 réfugiés Ukrainiens ont été accueillis en France depuis février 2022, 8 millions en Europe. En février 2023, la Cour des comptes estimait que l’accueil des Ukrainiens en 2022 avait coûté environ 630 millions d'euros à la France. Cette prise en charge exceptionnelle représente le double du budget alloué aux demandeurs d'asile. L’accueil de personnes étrangères est bien une question de volonté politique. Depuis un arrêté du 1er avril 2021, une liste de plus de 30 familles professionnelles, organisées par région, autorise le travail pour un étranger non ressortissant européen sans que lui soit opposée la recherche préalable de candidats déjà présents sur le marché du travail. Ce sont les fameux métiers en tension de la loi Darmanin qui ne concernent pas que les aides à domicile, la restauration, ou des métiers difficiles et peu qualifiés dont les Français ne veulent plus, comme on l’entend souvent dire, mais aussi les cadres techniques de l’environnement, les dessinateurs en électronique ou en mécanique, les géomètres, les cadres en télécommunication, et … les comptables.
Immédiateté et temps long de l’histoire
Ces faits bruts montrent que le phénomène migratoire et l’immigration sont bien un enjeu et un défi, mais que nous ne sommes pas face à un péril civilisationnel, à des nuées de criquets pèlerins prêts à fondre sur nos jardins, à une invasion, ou à un grand remplacement. La loupe de philatéliste compulsif fixée sur Lampedusa que nous ont mise sous les yeux l’extrême droite et les télévisions en continu, avec leurs chapelets de commentaires affolés, a été heureusement contrebalancée par la hauteur de vue et le plan large qu’a présenté François à Marseille. Les pendules du temps long de l’histoire en Méditerrannée y ont été remises à l’heure, même si une bonne partie du public à la messe du Stade Vélodrome lorgne du côté de Lepen, Zemmour et leurs épigones du parti LR pendant que Macron et Darmanin avalaient en même temps des couleuvres et des pansements gastriques en écoutant le Pape dire au palais du Pharo : « les migrants n’envahissent pas, ils cherchent l’hospitalité ».
Rejouer Poitiers ?
Nous savons tout cela : l’histoire longue de la méditerranée, la raison, la réalité des sciences sociales, le devoir d’humanité et d’hospitalité, la réalité démographique, le droit à la libre circulation consacrée par l’article 13 de la déclaration universelle des droits de l’homme, « la vocation universelle de fraternité », l’internationalisme, la division internationale du travail qui crée les inégalités à l’échelle de la planète, la mondialisation libérale et le changement climatique. Mais nous savons aussi que ces arguments ne font pas politiquement le poids face aux convictions de celles et ceux, nombreux, qui veulent rejouer en France la bataille le Poitiers en 732 contre les Arabes ou en Europe celle de Lépante en 1571 contre les Turcs à Patras sur les côtes occidentales de la Grèce. Sans avoir ces délires civilisationnels racistes en tête, même si le grand récit national de l’histoire de France le chatouille, Emmanuel Macron, par manque de vision, est leur fourrier.
Élargir la focale
Alors, élargissons encore la focale que François a utilisée. A l’est du continent, en Ukraine, sur les rives septentrionales de la mer Noire, la grande extension nord orientale de la Méditerrannée, l’Europe fait face à un ennemi brutal, la guerre est là. Des crimes de guerre s’y accumulent. L’avenir de l’Europe s’y joue ; rien ne sera comme avant après ce séisme géostratégique. La guerre s’étend au-delà des armes et concerne l’énergie, les finances, les matières premières, la digitalisation, les composants électroniques et les technologies de pointe. Une deuxième guerre froide s’est installée. Pendant ce moment existentiel pour notre continent, que faisons-nous ? En Ukraine l’Europe défend une approche morale de ses intérêts stratégiques au nom de valeurs alors qu’en méditerranée elle met en œuvre une approche sécuritaire contre ses intérêts stratégiques au nom de l’identité. Sous la pression de l’extrême droite et des régimes de moins en moins démocratiques comme en Pologne, en Hongrie et en Italie, nous essayons de rendre hermétiques nos frontières, nous criminalisons les migrations venues du sud et de l’est de la méditerrannée, comme si nous entrions en guerre sur un autre front, contre les migrants. La Russie, la Chine, les puissances moyennes comme la Turquie, le Brésil, l’Afrique du Sud, le Maroc, les pétromonarchies ont bien vu cette erreur stratégique de notre pays européen qui ne sort toujours pas de son histoire coloniale, et s’y engouffrent.
Écrire l’histoire
La prise de conscience géostratégique des Européens, née le 24 février 2022 en Ukraine, doit s’étendre à la question migratoire mais à front renversé, en accueillant ces femmes et ces hommes qui nous demandent l’hospitalité. Nous devons modifier de fond en comble notre doctrine européenne sur les migrations, proposer une stratégie de long terme d’accueil des réfugiés, élargir le droit d’asile aux droits économiques, sociaux, culturels et environnementaux et avancer dans la mise en oeuvre de nouvelles politiques d’intégration. On dit que l’opinion publique n’est pas prête. Les derniers travaux de Thomas Piketty et Julia Cagé dans leur monumentale histoire des conflits politiques[8] montrent que les conflits politiques qui structurent la France aujourd’hui ne concernent pas l’immigration, mais la désindustrialisation et les inégalités sociales et territoriales. La lecture des « cahiers de doléances » du Grand débat de 2019 après l’insurrection des Gilets jaune le confirme. Le vote identitaire n’est pas l’apanage des classes populaires que les mots racailles, karcher, nuisibles, mobilisent partiellement à peu de frais le temps d’une élection. Il faut fermer l’open bar identitaire médiatique en continu, déconstruire les discours xénophobes et racistes, introduire l’enseignement laïc des religions à l’école, relire notre roman national, régulariser les sans-papiers, ouvrir le droit à l’aller-retour… La tâche est immense. Nous savons l’histoire que nous devons écrire et nous ne devons pas laisser la plume à l’extrême droite. Les migrations méditerranéennes sont l’occasion de décider de notre destin.
[1] Carlos Maria Marini (1927 – 2012). Archevêque de Milan. Cardinal en 1983. Jésuite. Il incarnait une ligne de l’Église ouverte au monde. « Seigneur, donne toujours à ton peuple des pasteurs qui troublent la fausse paix des consciences. »
[2] La lecture de la loi avait commencé au Sénat en mars 2023 puis avait été repoussée à cause des manifestations contre la réforme des retraites.
[3] 27 202 migrants sont déjà arrivés en Italie depuis janvier 2023. Deux fois plus qu’en 2022 et 4 fois plus qu’en 2021.
[4] Chiffres CIMADE.
[5] Chiffres FRONTEX
[6] Chiffres INSEE
[7] Chiffres Commission européenne. Eurostat 2023.
[8] Thomas Piketty, Julia Cagé. Une histoire des conflits politiques. Elections et inégalités sociales en France 1789-2022. Editions du seuil. 2023