Un cercle vicieux, qui mènera droit à la catastrophe, pousse aujourd’hui les pays à augmenter massivement leurs dépenses militaires. En Europe, face à la guerre d’agression russe contre l’Ukraine et la guerre commerciale américaine sur fond de surendettement abyssal, une piste consisterait à transformer l'Union européenne en une force neutre et armée, humanitaire et pacifique, selon le modèle suisse à réinventer et perfectionner.
La feuille de route devrait être la suivante : Unité dans la diversité, sans complicité avec des Etats perpétrant des crimes de droit pénal international, vision qui ira de pair avec une renaissance de la compétitivité européenne par une économie durable, le rapport Draghi mis en oeuvre dans un esprit de paix affranchie d’impérialisme et de soumission.
Havre de paix au coeur de l’Europe depuis deux siècles, la Suisse combine neutralité armée avec engagement humanitaire : Huit générations ont bénéficié d’une nation sans guerre civile, l’ultime confrontation militaire entre citoyens datant de 1847 (Sonderbund), et dix générations sans conflit armé avec l'étranger (Congrès de Vienne de 1815). Une recette (à améliorer) pour l'Europe et le monde ? - Le gouvernement suisse a récemment publié plusieurs rapports sur le concept de «neutralité» et les relations avec l'OTAN.
Ces études critiques pourraient servir de base de discussion pour Bruxelles et les capitales européennes à l'heure de l'écocide, du changement climatique et des séismes hégémoniques à venir. Le problème fondamental d’un pays neutre consiste à être suffisamment armé pour dissuader d’une agression et résister à une invasion. En même temps, il ne doit pas pactiser avec le diable pour sauver sa peau, ce qui n’a pas toujours été le cas de la Suisse.
Un nouveau traité international sur la neutralité armée, humanitaire et pacifique (Humanitarian Armed Neutrality Peace Alliance ou «HANPA») pourrait fournir la solution à ce problème complexe. Un tel accord permettrait d’opposer une résistance collective aux belliqueux et à leurs financiers. Il serait ouvert à toutes les nations décentes et renforcerait l’action humanitaire et l’engagement pour la paix.
Une certitude aujourd'hui : les dépenses militaires augmenteront énormément partout dans le monde, causant une course aux armements dont profitent les complexes militaro-industriels, avec le danger aigu de nouvelles guerres et de nouveaux crimes internationaux. L'un des piliers de la neutralité armée humanitaire au 21e siècle doit donc prévoir le refus absolu de protéger les droits de propriété intellectuelle au profit des complices de tels crimes.
Dans cet esprit, l'Union européenne et ses Etats membres devraient élaborer et négocier un traité HANPA désirable pour le bien de l’humanité. Dans le meilleur des scénarios, cette initiative amènerait une multitude de pays à conclure le traité HANPA et, par-là, à disséminer une forme nouvelle d’«intégration morale» sur tous les continents.
Imaginons une alliance armée, neutre et humanitaire entre l’Union européenne et, par exemple, le Japon, l’Afrique du Sud, le Brésil et, qui sait à l’avenir, la Palestine, nation aujourd’hui victime d’une «économie du génocide» selon la récente étude de Francesca Albanese, Rapporteuse spéciale de l’ONU sur la situation des droits de l’homme dans ce pays.
Un instrument sur la neutralité armée humanitaire pourrait reposer sur trois piliers. Premièrement, un accord HANPA devrait prévoir l'interdiction d’acheter des armes de pays belligérants et complices qui violent le droit international pénal ; il prohiberait la moindre assistance matérielle et technologique (savoir-faire) à double usage civil et militaire aux criminels.
Deuxièmement, ce traité obligerait les parties à refuser de protéger la propriété intellectuelle liée à des technologies qui servent à violer le droit pénal international. Ce devoir innovant instaurerait des modalités d’exploitation des droits de propriété intellectuelle en question basées sur des licences obligatoires servant à financer des biens publics mondiaux d’importance existentielle (action humanitaire, lutte contre le changement climatique et les désastres naturels, suppression de la faim et gestion des pandémies, sécurité collective, aides aux victimes de guerres etc.).
Troisièmement, les pays parties à un tel arrangement devront s’engager à établir des institutions de démocratie directe donnant aux citoyennes et citoyens un pouvoir de décision effectif sur les dépenses militaires de leurs pays ; ils établiront une armée citoyenne apte à répondre aux défis complexes, qui contribuera à la cohésion pour assurer la paix domestique – armée composée de soldats de milice formés à triple compétences : garantir la sécurité (priorité militaire), assister en cas de catastrophe naturelles (protection civile renforcée) et lutter contre le crime organisé et le terrorisme dans le respect des droits de l’Homme (prévention et dissuasion).
Dans sa déclaration historique de mai 1950 à l'origine de la construction européen, Robert Schuman avait appelé à mettre en commun les facteurs de production indispensables à toute guerre industrielle en Europe, à savoir l'acier et le charbon allemands et français : «La mise en commun des productions de charbon et d'acier (...) changera le destin de ces régions longtemps vouées à la fabrication des armes de guerre dont elles ont été les plus constantes victimes.»
Avec l'avènement de la guerre technologique, ces facteurs de production sont aujourd'hui tributaires de la protection de la propriété intellectuelle au niveau international, en particulier les brevets d'invention, le copyright pour le software et la protection des topographies de produits semi-conducteurs (microchips).
Un traité HANPA pourrait mettre en commun la propriété intellectuelle expropriée, car entachée de sang, et initier par-là une «intégration morale». Ce projet se situerait au-delà des formes traditionnelles d'intégration économique et politique, cela dans le but de servir de fondement à la sécurité et à la prospérité mises à pied d’égalité.
Une telle «intégration morale» fournirait une légitimité primant l'autorité du pays le plus fort et maximiserait à parts égales la paix et la diversité humaine. Cette légitimité nouvelle conditionnerait tout usage de la force dans le bon sens et permettrait de rendre la Charte des Nations Unies véritablement efficace pour contribuer au maintien de la paix.
Pour réaliser une «intégration morale» par une alliance entre pays adhérant à la neutralité armée humanitaire, il faut aujourd'hui agir sur la propriété intellectuelle et s'en servir à l'échelle mondiale de manière à prévenir et sanctionner les crimes de droit international.
Les révolutions industrielles ont conduit à des guerres industrielles, qui reposent sur des technologies dont le financement est assuré aujourd’hui essentiellement par l’argent du contribuable (subventions publiques) et par le droit de la propriété intellectuelle. Les grandes entreprises mondialisées raflent depuis maintenant trente ans des revenus fondés sur la propriété intellectuelle de plus en plus colossaux issus du monde entier.
Ces flux financiers internationaux sous forme de royautés et redevances proviennent des brevets, marques, droits d'auteur, etc. Les grandes entreprises mondialisées raflent depuis maintenant trente ans des revenus fondés sur la propriété intellectuelle de plus en plus colossaux issus du monde entier.
Fait historiquement nouveau, ces rentes sont générées par des droits de propriété intellectuelle quasi universellement applicables. Le saut quantique a eu lieu en 1995 lors de l'entrée en vigueur de l'accord sur les droits de propriété intellectuelle liés au commerce (ADPIC ou TRIPS) de l'Organisation mondiale du commerce (OMC).
Le traité ADPIC oblige les États membres de l'OMC à offrir la même protection juridique à la propriété intellectuelle étrangère qu'à la propriété intellectuelle nationale (principe du traitement national). Grâce à cet accord, les revenus de licences provenant des brevets, copyrights, marques etc. sont versées de manière débridée aux profiteurs de guerres, qui échappent à tout contrôle éthique et fiscal sérieux.
Il est choquant que des pays pacifiques et respectueux du droit international doivent protéger sur leur territoire des droits de propriété intellectuelle liés aux technologies de titulaires étrangers lorsque ces inventions servent à commettre des génocides, des crimes contre l'humanité, des crimes de guerre et des guerres d'agression.
La menace de sanctions commerciales basées la propriété intellectuelle a été testée avec succès par l’Equateur contre l’Union européenne en 2000 dans le conflit de la banane. Le recours à la propriété intellectuelle comme moyen de défense est maintenant également prévu par Règlement (UE) 2023/2675 relatif à la protection de l’Union européenne contre la coercition économique exercée par des pays tiers.
L'objectif de cet instrument est de dissuader la coercition et, si nécessaire, d'y répondre. Dans le domaine de la santé publique, la société civile se mobilise depuis des décennies contre les abus des mastodontes de l’industrie pharmaceutique, grands propriétaires de brevets tentaculaires, avec succès : à Doha en 2022, les États membres de l'OMC se sont mis d'accord sur des règles visant à restreindre les droits propriété intellectuelle prédateurs. Ils ont ainsi convenu une suspension temporaire des brevets d’invention sur les vaccins Covid (« Doha Patent Waiver »).
Certes, la déclaration de Doha, qui articule le consensus trouvé en 2022, est loin d'être suffisante du point de vue de l'intérêt public. Elle peut cependant servir de source d'inspiration pour agir contre les marchands d’armes et faire respecter l'expropriation des droits de propriété intellectuelle par le biais de licences obligatoires, qui seraient applicables par analogie aux technologies à double usage servant à commettre des crimes internationaux.
Le but à atteindre : aucune protection par brevet ou copyright et autres formes de droit de propriété intellectuelle pour les technologies de nature militaire «dual use», dont l'utilisation civile génère des profits, lorsque ces éléments sont employés pour commettre des crimes qui choquent la conscience de l’humanité.
Dr. Christophe Germann, Genève, Avocat à Genève et professeur adjoint en droit international, Webster University