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Billet de blog 31 janvier 2024

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Manifs d’agriculteurices III : Le pouvoir de la peur (du changement)

Dans son troisième billet daté du 9 janvier dernier, Tadzio Müller poursuit ses observations sur les manifs d’agriculteurices outre-Rhin. Pour lui, ces dernières articulent le « Ça » de la société : pas seulement la part trouduc, mais aussi la part infantile, récalcitrante, qui veut se soustraire au changement. Toute ressemblance avec ce qui se passe actuellement en France est tout sauf fortuite.

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Illustration 1
photo perso © Tadzio Müller

Chèr.e.s ami.e.s,

Je poursuis l’observation des manifs d'agriculteurices, après avoir passé hier une partie de la journée avec l’aile droite, comment dire… « autonome » du mouvement paysan, à savoir les « Freien Bauern », les « agriculteurs libres ». Comme il m’est déjà arrivé de le dire : holy shit, ce potentiel tactique de blocage dans la rue ! Cette détermination !!

Ce que disent, au fond, les agriculteurices radicaux/les : « on continue jusqu’au retrait de toutes les réductions. » La coalition dite « feu tricolore », lame duck sans cap ni capacité de gouverner, dit : « on est tombés d’accord, on reste sur nos positions », ce qui, franchement, eu égard à la désertion de certains baronnets SPD, semble improbable, mais bon, on va d’abord les croire parce que ces compromis tricolores sont entre-temps devenus si difficiles à négocier qu’une réouverture des négos paraît tout aussi peu probable.

Autrement dit : un bras de fer se profile, et les agriculteurices sont forts : « En Saxe et MeckPomm, les agriculteurices bloquent presque intégralement les accès d’autoroute. » Seriously: leur potentiel perturbateur est dingue… « Il était devenu quasiment impossible de l’extérieur de rejoindre des villes comme Cottbus ou Brandenburg/Havel. »

Et bien que les manifs d’agriculteurices soient pour l’heure populaires, d’aucun.e.s s’interrogent : ne sont-ielles pas en train de gâcher toute la sympathie dont ielles jouissaient jusque-là ? Ma réponse : non dans un premier temps, quel que soit le degré de bordellisation du quotidien.

« Comment ce fait-ce, il n’en allait pourtant pas autrement avec les Klimakleber [littéralement « colleurs-climat », désigne les activistes écologistes allemands de Letzte Generation qui se collent à l’asphalte pour bloquer les voies d’accès, NdT] : la réponse était en raison égale du bordel provoqué. » Certes, mais il n’est pas tant question de ce qu’ielles font que de ce qu’ielles articulent. Non pas de ce blocage-ci ou là de bretelle d’autoroute, mais d’« affect », d’état affectif articulé, c’est-à-dire repris et politisé par une pratique/un acteur.

Les affects comme force de production politique

On peut se représenter cet affect comme une « force de production politique ». Un truc qui fait avancer les processus politiques et sociaux, & justement formé et canalisé dans une direction par les acteurs. Les Klimakleber, LG [Letzte Generation, NdT] articulaient les « better angels » de la société du refoulement, la bonne conscience, et ont récolté la détestation de leurs contemporains. Les manifs d’agriculteurices articulent plutôt le « Ça » de la société : non seulement la part trouduc (qui veut plus pour elle & les siens), mais aussi la part infantile, récalcitrante, qui veut se soustraire au changement, qui pense qu’en se débarrassant de la coalition « feu tricolore » les problèmes liés au climat disparaîtront aussi.

Je dirais que ce refus en bloc de tout changement, comme réaction typique de refoulement du sujet face à l’intensification de ce qu'il faut refouler, est actuellement l'une des forces productives politiques les plus puissantes du pays – c'est elle qui pousse l'AfD. Elle ouvre l'espace dans le système des partis pour la troupe des mangemorts de Lady Voldemort [Alice Weidel, co-présidente du groupe AFD au Bundestag, NdT], et les rêves fiévreux d'un parti Werteunion [mouvement à l’aile droite de l’Union chrétienne-démocrate allemande qui a rompu avec le parti en janvier 2024, NdT]. Elle est synonyme pour le « feu tricolore » d’incapacité totale de gouvernement et de transformation. Elle neutralise complètement le mouvement pour le climat.

Ne pas déranger !

Cet affect n'est pas seulement dominant chez beaucoup (chez 25-30 % de fachos + trouducs), il existe aussi chez beaucoup d'entre nous qui ne sommes pas si à droite. Et c'est justement parce qu'il n'est pas dominant partout – mais omniprésent, que les protestations qui l'articulent resteront légitimes. Car la manif d’agriculteurices articule le désir de ne pas être dérangée, et à ce titre, le bordel ne sera justement pas le mécanisme par lequel viendra la délégitimation des manifs, au contraire :

Qui ne veut pas être dérangé.e soutiendra les manifs de celleux qui dérangent pour ne plus être dérangé.e.s.

Les manifs d’agriculteurices articulent le désir de beaucoup de gens de s'opposer à la manière d’un enfant récalcitrant aux changements de l'époque & de dire : « je m'en fiche ! » Si l’on pousse le raisonnement, on peut voir la force qui incite et légitime les manifs d'agriculteurices comme une sorte de perpetuum mobile, car elle naît de la friction croissante entre la réalité du changement & le désir croissant que rien ne change.

Moteur de la droitisation

Cet affect comme force motrice droitisante traverse l’histoire depuis, disons, 2015-2016, de l'émergence de Pegida (« trop d'étrangers changent trop le pays »), en passant par le coronavirus (« trop d'ingérences… »), jusqu'aux actuelles manifs d’agriculteurices. Il se loge aussi dans une certaine conception de la liberté, employée de manière analogue dans toutes ces manifs, & parfaitement analysée par Jan Skudlarek : la défense des libertés de celleux qui sont déjà privilégiés contre celleux qui veulent limiter les privilèges des autres pour leur liberté.

En assistant à la manifestation d'hier à Berlin, j'ai été frappé par la simplicité & l'immédiateté des revendications des principaux orateurs : suffit d'abolir toutes les régulations, toutes les restrictions, toutes les règles qui restreignent la liberté absolue des propriétaires terriens.

Car : l’agriculteurice (dans ce cas : le propriétaire blanc) sait tout mieux que tout le monde. Toujours.

Les engrais ? Lever toutes restrictions.

Le bien-être animal ? L’agriculteurice seul.e peut juger, qu'est-ce qu’ils en savent, les petits hommes gris de Bruxelles ?

L'écologie et le climat : ME PRENDS PAS LA TÊTE AVEC ÇA !…

La lutte des normalités

Les manifs d’agriculteurices ne portent donc pas tant sur des questions économiques au sens strict, mais sur la définition de la bonne « normalité » : celle de ceux qui sont déjà privilégiés et qui se sont vus obligés de lâcher du lest ces 50 dernières années sous la « gauche écolo-crado » ? Ou la nouvelle normalité lait-de-soja-genrée-queer-communiste-climato-homo-à-vélo-cargo-végan-trans du nouvel ordre mondial, de Bill Gates et George Soros, de la Commission européenne et de Greta, la prédicatrice de la fin des temps, la nouvelle normalité collapsologique, la normalité de la crise de la biodiversité et de la finitude des ressources ?

Or, dans la mesure où la réalité matérielle obéira toujours plus à cette dernière normalité, la réalité sociale se fermera toujours plus à ces processus de changement, et chaque fois que la science répètera : « c'est par là que nous devons aller », l’autre dira : allons à contre-sens. C'est pourquoi les manifs d’agriculteureices ont, à mon avis, for the time being un potentiel inépuisable pour gagner en légitimité dans la rue – et comme ielles n'ont justement rien à faire à la ferme, ielles ne sont pas près de la lâcher.

Il nous faut nous préparer à la nature et à l'intensité de bordellisation qu'on aurait aimé être celles du mouvement pour le climat, mais dont le mouvement n'aurait jamais été capable. Nous verrons que rien n'est plus fort que le désir des privilégié.e.s de défendre leurs privilèges.

C'est tout pour aujourd'hui.

Votre,

Tadzio Müller, climactiviste, rédacteur du blog Friedliche Sabotage : stratégies, perspectives et tactiques pour la justice climatique et contre le fascisme.

(traduction de l'allemand par Christophe Lucchese, en langue originale ici)

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