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Billet de blog 20 août 2022

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Affaire Iquioussen : Darmanin, contre le droit, réactive la déportation politique

Hassan. Iquioussen est un Français effectif, jamais condamné, qu’un ministre veut déporter dans un pays où il court de grands risques de subir des « traitements inhumains ». Une énormité juridique qui s'inscrit dans une stratégie de neutralisation des communautés musulmanes en France.

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Hassan Iquioussen, 58 ans, est né en France de parents marocains. Religieux de la mosquée de Lourches dans le Nord, il s’est vu notifié un arrêté d’expulsion ordonné par le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin. Largement médiatisée, l’expulsion serait, selon le ministre, motivée par des appels à la haine et « une conception rétrograde de la place des femmes ». Une seconde affirmation qui, dans la bouche du ministre, fait sursauter. Quant aux « appels à la haine », ils remonteraient à 2003 ou 2004, n’ont jamais fait l’objet d’un signalement et encore moins d’une condamnation. On y ajoute une multitude de notes blanches, par définition invérifiables, dont on voudrait qu’elles deviennent, si ce n’est source de droit, source de jugements.

Voyons d’abord les mots. Une expulsion est une procédure civile consistant à faire sortir une personne d‘un lieu qu’elle occupe indument. Or Hassan Iquioussen est né en France où il a passé toute sa vie. Il s’agirait donc au contraire d’un transfert forcé, en principe définitif, dans un pays étranger au lieu de vie habituel du condamné, c’est-à-dire d’une déportation.

Alors, va-t-on répliquer, Mr Iquioussen n’est pas français, mais marocain. Sans entrer dans le détail des deux refus à la demande de nationalité française essuyés par Mr Iquioussen, un mot sur les binationaux. D’une manière générale on distingue la nationalité juridique telle qu’elle dérive des accords inter étatiques sur la binationalité, variable selon les pays, et la nationalité effective qui est celle du pays où le ressortissant a passé la plus clair de son temps. Avec parfois de sérieux couacs. Deux exemples :

Ali Aarrass, citoyen belgo-marocain. Né en Belgique, de nationalité belge (où il a effectué son service militaire) à la suite d’une extradition depuis l’Espagne (où il n’a été l’objet d’aucune condamnation) est incarcéré au Maroc pendant de nombreuses années et y subit « des traitements inhumains et dégradants », en d’autres termes la torture. La position belge pendant cette longue période ? Aucun soutien car, selon l’accord entre la Belgique et le Maroc, Mr Aarrass est Belge en Belgique, marocain ailleurs.

Gilad Shalit, soldat israélien, né en Israël, est capturé dans son tank au poste de combat par des soldats palestiniens, puis emprisonné à Gaza. Le soldat Shalit bénéficiant d’une grand-mère marseillaise, est selon l’accord franco-israélien, français, comme tous ses descendants, même si le soldat n’a jamais vécu en France et ne parle pas la langue, ni lui, ni ses parents. Lorsqu’un tankiste tire un obus sur un hôpital, c’est donc un Français sous uniforme étranger qui commet un crime de guerre. Ce qui n’a pas empêché la maire de Paris Anne Hidalgo d’afficher pendant plusieurs années la photo du soldat sur le parvis de l’hôtel de ville, demandant la libération du soldat qualifié « d'otage ».

Mr Iquioussen est un Français effectif, jamais condamné, auquel on refuse la nationalité sur ordre politique, sans qu’un juge ne se soit exprimé, et qu’un ministre prétend déporter à vie dans un pays où il court de grands risques de subir incarcération et « traitements inhumains et dégradants ». Une énormité juridique qui n’a pas manqué de surprendre le juge du tribunal administratif qui a ordonné la suspension de « l’expulsion » en attendant le jugement sur le fond. Ce qui n’a pas empêché le ministre de faire appel, sans grand espoir probablement puisque le même ajoutait qu’en cas d’échec au Conseil d’Etat, il saisirait le parlement pour changer la loi. En attendant, c’est un déferlement de haine contre l’imam. Loin d’œuvrer contre l’appel à la haine et le séparatisme, le ministre tend à élargir le fossé entre les communautés de la république. Si l’on en juge à leurs effets sur certains mouvements d’extrême droite, les déclarations de Mr Darmanin constituent une incitation à la violence.

Il faut dire que c’est la deuxième fois en quelques mois que la loi sur l’expulsion se rappelle au souvenir du ministre, et que les juges lui apportent un démenti cinglant.

L'affaire Iquioussen semble malheureusement bien s’inscrire dans une stratégie de l’Etat pour marginaliser, bâillonner, rendre invisible les communautés musulmanes de France, et notamment la plus nombreuse, celle qui dû changer son nom, passer de L’UOIF[1] à « Les Musulmans ». Une communauté qui se réunit joyeusement dans ce qui constitue l’un des plus grands rassemblements civils annuels de France, durant 4 jours au Parc du Bourget à Paris. 150 000 personnes, hommes, femmes et enfants. Cinq fois plus que la célèbre « Fête de l’Humanité ». C’est la même population, joyeuse et familiale, qui défila paisiblement lors de la Marche contre l’islamophobie à Paris le 8 novembre 2019, marche boycottée par la majorité des partis politiques. Si l’on ajoute les dissolutions d’associations musulmanes antiracistes, ou d’associations soutenant la cause palestinienne, on voit alors qu’il s’agit bien d’une stratégie.

Pendant que se déroule le feuilleton déclenché par le ministre de l’Intérieur, deux événements ont marqué les mois qui viennent de s’écouler. Un rapport d’Amnesty international qualifie la politique israélienne « d’apartheid », rapport associatif relativement anodin comparé à l’enquête ouverte à la Cour Pénale Internationale contre les crimes de guerre Israéliens, occupation, annexion, bombardements de civils etc. Au parlement, le simple dépôt d’une résolution condamnant le seul apartheid déclenche des réactions hystériques. Les Français découvrent alors l’un des « députés français de l’étranger », Meyer Habib, dans l’une de ses rares interventions : chantage à l’antisémitisme, dénonciation d’un « appel à la haine », etc. Peu de ces Français savent que le redécoupage des circonscriptions électorales des Français de l’étranger en 2010 permet automatiquement à Israël de bénéficier d’un député israélien au parlement Français. Il faut avoir vu Meyer Habib et Benyamin Netanyahou faire campagne en hébreu sur les chaines de télévision israéliennes pour convaincre les binationaux et leurs descendants de voter aux élections parlementaires françaises. Curieusement les médias s’intéresseront davantage aux réactions des lobbyistes qu’à la notion-même d’apartheid. Peu de débats contradictoires, peu d’information juridique objective. La question n’est pas de savoir si un apartheid existe juridiquement, mais si on peut parler d’apartheid ».

Invisibiliser les communautés musulmanes en France fait partie d’une stratégie. Il faut criminaliser leur expression, leurs actions y compris sociales. Car on leur prête des intentions, phénomène bien décrit par le sociologue Raphael Liogier. Le stéréotype raciste n’est pas loin. Comme le dit le psychiatre Georges Yoram Federman, « les musulmans d’aujourd’hui sont les juifs d’hier ». L’expression médiatique des musulmans passe, depuis des années, par celle d’un « imam » ignare et stupide, président d’une association inexistante : l’image que certains Français veulent avoir des musulmans. Au mieux on invite une personnalité plus présentable, parlant un français châtié, ou en costume-cravate : le « bon musulman ». Mais la question sociale, la question politique, sont exclues. De la même façon que les Palestiniens sont toujours en Palestine, des millions de musulmans sont en France, définitivement. Si la situation n’était pas grave, les musulmans de France, comme les Palestiniens, pourraient chanter allégrement : « On est là, on est là ! » L’esprit de la loi « contre le séparatisme » consacre en réalité le séparatisme qui érige des murs. Or l’Etat français ne doit pas importer en France le modèle Israélien. Le droit constitue, pour l’instant, un recours efficace. Mais après Hassan Iquioussen à qui le tour ?

Christophe Oberlin

Dernier ouvrage paru: Les dirigeants israéliens devant la Cour Pénale Internationale - L'enquête, Editions Erick Bonnier, Paris, 2020

[1] Union des Organisations Islamiques de France

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