Ce premier tour des présidentielles est, comme bien d'autres avant lui [1], une première.
Nous nous retrouvons dans une situation où un candidat de la droite libérale affronte au second tour une candidate fasciste [2]. Nous pouvons et nous devons le déplorer, mais ce n'est pas une première fois : 2002 se présentait de la même manière. Quoiqu'il ait pu en dire, Chirac n'avait rien d'un gaulliste planificateur et chrétien, mais tout d'un libéral brutal. Ses réformes de la santé, des retraites, puis du travail avec CPE et CNE l'ont bien montré.
Ce n'est pas la première fois qu'un jeune libéral, diplômé des grandes écoles de la technocratie républicaine, passé par le ministère de l'économie des finances, accèderait à la présidence de la république : c'est sensiblement le profil de Valéry Giscard d'Estaing en 1974. Reconnaissons que VGE a eu le bon goût de se faire élire sur d'autres mandats auparavant, et d'avoir su développer son propre parti politique, même si celui-ci a toujours été de faible importance (les RI avant son élection, l'UDF ensuite).
Campagne de la France Insoumise
Le métier des médias n'est plus depuis bien longtemps de présenter des faits à des citoyens-clients, mais d'occuper le public entre deux pages de publicité au profits des vrais clients. Leur métier est donc de donner la parole à des "bons clients", qui vont amuser ou énerver le public, et générer du buzz par la suite. Il est de mettre en scène du spectacle rythmé, où nul n'a droit à plus de quelques phrases d'affilée. Il leur faut faire croire à des rebondissements perpétuels, un programme écrit en six mois mérite le même temps d'antenne, le même niveau d'analyse, que la parution d'un nouveau sondage. Il leur faut faire croire à un enjeu, à du suspens sans cesse renouvelé. Les élections à venir ne sont citées que si elles semblent incertaines, si on peut les résumer en une phrase choc : les élections professionnelles n'y existent pas. Les médias sont, pour la plupart, devenus des négations de la réflexion.
Il ne reste guère que l'AFP comme acteur médiatique attaché aux faits plus qu'à ses éditorialistes. Hélas ! L'AFP considère que la mise en perspective des faits en question est à la charge de ses médias clients, et ce travail n'est quasiment jamais effectué, et voire est le plus souvent saboté.
C'est pour cela que la campagne de la France Insoumise, construite sur un programme, construite pour expliquer ce programme, et qui a attiré par ce programme plus que par son porte-parole, est une campagne incompatible avec l'essentiel des médias [3].
Il ne s'agit pas d'une campagne contre les médias : ils existent, la plupart ne font rien de bon, mais ils en ont le droit. Ils continueront. Dans une logique keynesienne de pilotage de l'économie, il conviendra sans doute de réserver le financement public aux médias qui cultivent l'intelligence et l'esprit critique plutôt que la haine et le consumérisme, C'est Pas Sorcier et le Monde Diplomatique plutôt que Valeurs Actuelles et Madame Figaro...
Il s'agit d'une campagne hors les médias. Sur internet, avec une plate-forme d'écriture du programme et de coordination des militants. Sur internet, avec une chaîne video sur youtube. Davantage de meetings. Davantage de présence dans les rues, les places, les marchés, et les immeubles. Davantage même d'appels téléphoniques, mais par des militants humains bénévoles, pas par des robots spammeurs. Des ballons d'essais technologiques, qui interpellent, qui forcent les médias à citer l'action politique même si c'est pour esquiver le fond : l'ubiquité des meetings (et donc la participation) avec les hologrammes, la lutte contre la fraude fiscale avec le jeu vidéo Fiscal Kombat.
Le programme est une version augmentée de celui de 2012. Ce passage de relais s'est fait de façon ouverte, avec des milliers de contributions et de contributeurs nouveaux, et avec des coordinateurs qui n'étaient pas les auteurs du programme précédent. Ce processus s'est fait longtemps en amont de la campagne, prenant le temps de la réflexion et de la concertation. C'est ce programme qui était prêt à être porté par la suite, et c'est lui qui a été au premier plan de la campagne de novembre 2016 à février 2017. Ensuite, c'est vrai, la pression médiatique a fait qu'il a fallu dire "Mélenchon" plus souvent que "Avenir en Commun" pour se faire comprendre sur les marchés.
La campagne a été conduite par des groupes d'appui, indépendants, autonomes et responsables. Les outils innovants ou remis au goût du jour - Fiscal Kombat ou Mélenphone - ont été créés sans impulsion de l'équipe de campagne nationale. L'écriture du programme a été collective, et il est clairement dit que ce qui ne s'y trouve pas serait discuté ou voté avant d'être mis en œuvre. C'est le cas du texte qui sortirait de la Constituante, ou de la nouvelle version des traités européens. On notera que le programme ne fait pas mention d'une tactique de second tour pour les élections présidentielles ou législatives...
Diviser pour régner
Le parti socialiste a pu se positionner comme principale force de "gauche" pendant ces 35 dernières années grâce à sa capacité à fragmenter les forces plus radicales et/ou plus novatrices que lui.
Nombre de partis ont des visions proches de ce que devrait devenir la société à long terme, à la fois sociale, écologique et démocratique : LCR/NPA, Verts/EELV, PCF, Alternatifs/Ensemble, PG, ... . Ces partis peuvent diverger sur l'ordre dans lequel faire les choses : d'abord éradiquer la pauvreté ? d'abord combattre la pollution ? d'abord nationaliser les secteurs stratégiques de l'économie ? d'abord assurer les droits des femmes et des homosexuels ? d'abord introduire la proportionnelle et la révocation des élus ? d'abord mettre en place une fiscalité redistributrice ? Ces divergences n'empêchent en rien des candidatures communes : les opportunités ultérieures pourront bien agir sur le chemin à parcourir, tant qu'on est en accord sur la destination.
Le point sur lequel se brisent ces alliances, à chaque fois, c'est la question de la relation avec le parti socialiste : le rejoindre au second tour ? accepter de le rejoindre au premier tour sur certaines élections ? accepter un poste dans un exécutif ? accepter un soutien financier de sa part ? appeler à voter pour lui au second tour, avec ou sans élément programmatique ? rester avec lui après une, deux, dix, cent couleuvres avalées ?
Le mouvement autour de la candidature autonome de Bové en 2007 se disloque rapidement, nombre de ses candidats aux législatives sont dans des exécutifs PS. Le Front de Gauche de 2012 explose lors des municipales de 2014, précisément sur cette question de rejoindre le PS au premier tour ; cela se reproduit lors des régionales de 2015. Le PC est lié au PS au niveau local, mais cultive son indépendance au niveau national. Le PG et Ensemble sont, eux, tout à fait indépendants, mais leurs finances ne leur permettent pas de faire campagne, et leur ancrage faible ne permet guère de conserver longtemps les militants. Les élections européennes (2009, 2014) construisent une parole écologiste au parlement européen très indépendante du PS, et EELV constitue une minorité remuante dans la plupart des régions (listes autonomes au premier tour). Toutefois, EELV reste inféodée au PS au niveau national, tributaire du bon vouloir de PS pour avoir des parlementaires et des strapontins ministériels.
Ces divergences dans les relations avec le PS dès le second tour de chaque élection fait que toutes les bonnes résolutions prises pendant une campagne explosent dès le scrutin. Certains sont qualifiés de sectaires, les autres accusés de préférer la soupe à leurs convictions.
Et en avril 2017 ?
Le PS n'a plus de soupe à distribuer. Il a perdu l'élection. Il ne peut offrir de députés à quiconque : les incertitudes sur les investitures macronistes pèsent bien plus que ses propres décisions. Sa seule chance de survie est de diviser la gauche plus qu'il n'est lui-même en lambeaux. Pour cela il doit mettre un couvercle sur ses propres divisions : c'est le simulacre de bureau national qui, soulagé, peut enfin appeler ouvertement à voter Macron. Il ne lui reste plus qu'à trouver des ciseaux pour essayer de déchirer les forces de gauche : c'est l'intitulé de la position qu'adoptera la France Insoumise le soir même du premier tour.
Prendre une position à cet instant-là, c'est accepter le rythme médiatique : il y a douze jours entre les résultats du premier tour et la fin de la campagne pour le second tour. Seuls les médias ont besoin d'une réponse immédiate. Les électeurs, eux, peuvent bien prendre le temps d'intégrer les positions de chacun et se contruire leur propre opinion en deux semaines.
Prendre une position à cet instant-là, c'est renoncer au temps démocratique : tous les outils sont en place pour consulter les acteurs de la campagne. Les valeurs défendues par le programme imposent de revenir vers eux. Se renier le soir même pour faire plaisir à quelques animateurs de plateaux télévisés ? Le parti socialiste lui-même, en 2002, avait mis cinq jours à appeler au front républicain. Mélenchon, Corbières et Bompart ont bien expliqué le processus : consultation de mardi à vendredi, et expression publique ensuite. Tout journaliste peut le comprendre. S'il traduit ça par un refus de s'exprimer sur le second tour, c'est de la mauvaise foi dans un niveau de pureté tel qu'on devrait l'appeler mensonge.
François Fillon et les chefs de Les Républicains [4] se sont précipités pour appeler à voter Macron alors que toute leur campagne revenait à courir derrière le FN dans la haine du musulman, de l'étranger, du pauvre, de l'autre. Ils se précipitent, parce qu'ils savent que s'ils laissent leur base s'exprimer, la réponse pourrait être bien différente. Il savent qu'alors le débat ne serait pas entre Macron et vote blanc ou abstention, mais bien entre Macron et Le Pen. Ils ont entraîné leurs militants et leurs électeurs à la frontière du champ républicain et en ont bien souvent débordé. Ce n'est pas un front républicain que ces hiérarques ont érigé le soir du 23 avril, mais un parapluie derrière lequel se réfugier, pour dire, plus tard, "c'est pas de ma faute si les reports de voix ont été si mauvais, moi, j'ai été clair". C'est un rideau de fumée derrière lequel ils espèrent dissimuler leurs dérives innombrables depuis "le bruit et l'odeur".
Second tour et avenir en commun
Nous avons collectivement exprimé nos envies sur la société du futur, et sur les mesures qu'il convient de prendre pour s'en rapprocher. Elles sont écrites dans l'Avenir en Commun.
Nous sommes d'accord sur l'objectif. Nous ne sommes pas dans la situation idéale pour l'atteindre (c'est sûr, notre porte-parole ne sera pas président). Il est clair que pour se rapprocher de cet objectif, il faut avoir des députés porteurs du programme dans la future Assemblée. Plus ils seront, mieux ce sera. Il faut garder mobilisés tant les militants que les électeurs. Évidemment, passer de 11% à presque 20% en cinq ans est une victoire, mais avoir eu le second tour voire la présidence à portée de la main fait qu'on ne peut pas profiter de cette victoire pour ce qu'elle est. Rester mobilisés et se concentrer sur les législatives est le principal objectif.
Se déchirer sur l'intitulé de la petite phrase qui sera prononcée pour commenter le futur second tour sera le meilleur moyen d'échouer. Quelle est la meilleure phrase ? Quel est le meilleur vote (ou non-vote) ?
D'après les sondages, les électeurs de la France Insoumise se préparent pour deux petits tiers à rejoindre un bref front républicain, pour un petit tiers à le refuser par l'abstention, le vote blanc ou le vote nul, et pour les miettes qui restent à se perdre dans un vote fasciste. Ce sont des sondages sur des bases faibles (pas les 1000 répondants du sondage, mais juste les quelques 170 d'entre eux qui ont voté Mélenchon au premier tour) et les marges d'erreur sont larges : 0 voix au FN est une hypothèse qui tombe dans cette marge d'erreur, mais il est clair qu'il n'y aura pas consensus entre un vote Macron qu'on irait expier avec pince à linge et casseroles ou le refus de ce vote, que ce soit par abstention, vote blanc, ou vote nul. Ces sondages portent sur les électeurs de la Fance Insoumise, les 400.000 militants sont bien trop peu nombreux pour être mesurés avant la consultation. La CGT et la FSU arrivent bien à broder sur un style "pas une voix pour le FN" qui ne clive pas entre un vote Macron et ne voter pour aucun des deux : on peut broder aussi bien si on le veut.
Détour mathématique
Si, cyniquement, on essaye de modéliser nos options à court terme, on se retrouvera à gloser sur des choses comme "si Le Pen passe, c'est la merde", "si Macron a un score très élevé, il risque d'avoir une légitimité trop forte et une majorité à l'assemblée", "si le score est très serré, de nouveaux mécanismes de vote utile vont pervertir le vote suivant", ... . On pourra traduire ces hypothèses en évènements plus ou moins favorables à notre objectif commun.
Problème : chaque électeur décide individuellement de son vote, et le fait sans connaître les votes des autres.
En théorie des jeux, cette situation s'appelle un jeu synchrone. S'il y a peu d'acteurs, cela conduit en général à un jeu équivalent au dilemme du prisonnier. S'il y a un grand nombre d'acteurs, les "autres" constituent une nature inconnue pouvant être hostile : c'est le jeu contre la nature, et il se joue comme face à un adversaire intelligent. Lorsqu'il y a un choix meilleur que tous les autres, il est en général facile à identifier : c'est une stratégie dite "pure". Dans les cas plus complexes, la meilleure solution est une stratégie dite "mixte" : on ne fait pas un choix, mais un tirage aléatoire entre différents choix, selon une loi de probabilité optimale.
Peut-on décemment résumer en une phrase quelque chose comme : "Dans l'isoloir, jetez deux dés à six faces et faites la somme. Sur un résultat de 2 ou 3, gribouillez un bulletin et mettez-le dans l'enveloppe. Sur un résultat de 4, ne mettez rien dans l'enveloppe. Sur un résultat de 5 à 8, mettez un bulletin Macron. Sur un résultat de 9 ou plus, repartez sans voter.", même s'il est prouvé que cette stratégie est optimale ?
Du coup, il vaut sans doute mieux ne pas chercher à optimiser cette distribution de probabilités, mais considérer que la répartition des analyses et des envies parmi les gens qui nous écoutent est une stratégie mixte bien meilleure que toute stratégie pure qu'on pourrait leur proposer.
Il devient alors important de ne pas proposer de stratégie. Et de se concentrer sur le scrutin du mois de juin.
Christophe.
[1] À faire si peu d'élections, il y a eu surtout des premières fois durant cette 5ème République :
1965 : première fois, et premier second tour PS-Gaullistes
1969 : première fois que la gauche n'est pas au second tour
1974 : première fois que les gaullistes ne sont pas au second tour
1981 : première fois que votent les moins de 21 ans
1988 : première élection qui se produit durant une cohabitation
1995 : première élection pour laquelle deux candidats d'un même parti se présentent
2002 : première élection où un parti fasciste [2] accède au second tour
2007 : première élection où une femme accède au second tour
2012 : première élection où un candidat issu de primaires ouvertes accède au second tour
2017 : première élection où tous les candidats issus de primaires ouvertes sont dégagés au premier tour
[2] Merci à Jean-Luc Mélenchon d'être passé par les fourches caudines de la justice, et à Raquel Garrido de l'avoir défendu, pour nous garantir le droit d'utiliser cet épithète.
[3] Et en raison d'un passif assez lourd entre Médiapart et le candidat/porte-parole du programme, ce sont d'autres acteurs de la France Insoumise qui ont porté le programme chez Médiapart. Et Médiapart, qui est l'un des rares médias à permettre une parole construite devant une caméra ou derrière une plume, les a fort bien accueillis.
[4] Lire cette phrase à voix haute. Bien savourer comment ce parti qui prétend défendre les valeurs de la France en piétine la poésie et la grammaire.