Eduardo Galeano, Sens dessus dessous. L’école du monde à l’envers, Lux, 2023.
De feu Eduardo Galeano, je ne connaissais que Les veines ouvertes de l’Amérique latine, livre sorti en 1971 et longtemps interdit dans certains pays d’Amérique du sud tant sa critique de l’impérialisme, des multinationales et de leurs relais locaux déplaisaient aux gouvernements en place. Sens dessus dessous. L’école du monde à l’envers est sorti en 1998 en espagnol et en 2003 en français. Les éditions Lux viennent de le rendre de nouveau accessible au public francophone. Et tant mieux !

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« A l’école du monde à l’envers, écrit l’essayiste uruguayen, le plomb apprend à flotter, le bouchon à couler, les vipères à voler et les nuages à ramper le long des chemins ». L’école du monde à l’envers justifie les inégalités sociales et l’incarcération des pauvres, célèbre le « banditisme financier » et le saccage de la planète : « le monde à l’envers nous apprend à subir la réalité au lieu de la changer, à oublier le passé au lieu de l’écouter et à accepter l’avenir au lieu de l’imaginer ».
Depuis son laboratoire latino-américain, Eduardo Galeano disséquait le monde, les gamins sniffeurs de colle et courant les rues comme ceux qui s’épuisent dans les ateliers de la sueur pour garnir de marchandises nos magasins vendeurs de rêves. Monde pourri par le sexisme et le racisme, un monde dans lequel la prison, comme lieu de relégation et non de rédemption, occupe une place centrale : « Le pouvoir coupe et recoupe la mauvaise herbe, mais il ne peut pas attaquer la racine sans attenter à sa propre vie ». C’est pour cela que la peur est devenue « la matière première des industries prospères de la sécurité privée et du contrôle social », et qu’elle tient tant de place à la télévision. Peur de l’autre, de l’ennemi héréditaire et peur de soi, de ne plus être à la hauteur, de faire partie de ces « gens en trop » dans ce monde régi par la rentabilité : « Etre, c’est être utile, pour être il faut être vendable ». Vendable pour pouvoir acheter et consommer : « On remplit les vides intérieurs en les bourrant d’objets » à l’obsolescence programmée, mais « chaque citoyen aura beau acheter, ce sera toujours trop peu comparé à tout ce qui a besoin d’être vendu. »
« Au nom de la liberté d’entreprise, de la liberté de circulation et de la liberté de consommer, l’air du monde devient irrespirable » nous dit Galeano. Pollution des terres et des mers bouffées par le plastique, pollution dans les assiettes, pollution des corps gavés d’antidépresseurs, de drogues légales et illégales..
N’y a-t-il donc aucun espoir d’éviter le désastre attendu ? Avant, il fallait soumettre la nature pour en tirer le maximum, aujourd’hui nous nous employons à la préserver : n’est-ce pas le signe que le monde évolue ? Non, nous dit Galeano, car « dans un cas comme dans l’autre, la nature est hors de nous : la civilisation qui confond les montres et le temps confond aussi la nature et les cartes postales. » Galeano n’attend rien des prophètes ni de l’intelligentsia dite de gauche qu’il appelle les « caméléons contemporains », ralliés au système. Le problème, nous dit-il, est que « nous souffrons d’une crise universelle de la foi en la capacité humaine de changer l’histoire ». Alors il nous appelle à rêver d’un monde où « personne ne mourra de faim parce que personne ne mourra d’indigestion », où « la police ne sera plus la malédiction de ceux qui ne peuvent pas l’acheter », où « les déserts du monde seront reboisés comme les déserts de l’âme. »
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