Michel Offerlé, Patron, Anamosa, 2024
Y’en a pas un sur cent et pourtant ils sévissent. Je parle ici des patrons auxquels Michel Offerlé s’est intéressé pour le compte des éditions Anamosa et de leur collection Le mot est faible.
Cette introduction, sarcastique, pourrait laisser entendre que l’auteur a plongé sa plume dans le vitriol pour évoquer ces premiers de cordée vilipendés par les uns, honorés par les autres. Il n’en est rien. Le patron carnassier se nourrissant de la chair des prolétaires, le patron-vampire décrit par Marx, le patron visionnaire et mécène à ses heures, passionné autant par l’art que par la défiscalisation, ne sont pas au coeur du livre.
Michel Offerlé nous propose, et c’est plus judicieux, une plongée en terres patronales, où se côtoient, se mêlent et s’entrechoquent les grands et les petits entrepreneurs ; entrepreneurs et non pas patrons, de la même façon que les subordonnés sont devenus des collaborateurs, et les licenciements des plans de sauvegarde de l’emploi.
Michel Offerlé souligne que, chahutés par des décennies d’insubordination ouvrière, les patrons ont cherché à « évacuer le stigmate de l’exploiteur », en se nommant entrepreneurs. Au pater familias gérant ses gens, il valait mieux préférer l’audacieux au souffle créateur, le meneur d’hommes, le dirigeant ou, aujourd’hui, le startuper décontracté et disruptif. Avouons-le, cette « mue onomastique » n’a pas fait long feu...

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Combien sont-ils, ces patrons ? Quelques centaines de milliers, mais tout dépend de qui l’on range statistiquement dans la catégorie. Pour l’INSEE, 200000 personnes répondent à son critère : « chef d’entreprise d’au moins onze salariés », ce qui exclut de fait nombre d’artisans et d’auto-entrepreneurs, ces nouvelles figures de la France réconciliée avec l’entreprise.
Il serait évidemment vain de chercher une quelconque homogénéité du côté des revenus, faramineux pour certains, et fort moyens pour beaucoup. A ce sujet, Michel Offerlé nous invite à « redonner de la complexité aux raisons d’agir » des patrons : la cupidité n’est pas le seul moteur ou même l’origine de leur aventure entrepreneuriale ; celle-ci a également sa source dans leur volonté d’indépendance, leur désir de transmettre ou leur goût pour l’innovation.
Hétérogénéité également du côté du capital scolaire : devenir patron, se mettre à son compte, monter son affaire demeure une voie de promotion sociale pour certains. Si des patrons sont des « fils de », avec pour seul horizon la poursuite de l’oeuvre familiale, d’autres sont des pionniers et doivent se constituer ce capital relationnel indispensable pour prospérer et défendre ses intérêts.
Car un patron descend rarement dans la rue pour faire entendre sa voix. A ces démarches tapageuses et braillardes, il préfère la quiet politics, autrement dit pour reprendre les mots de l’auteur les « contacts directs et peu publicisés », afin de peser sur les orientations économiques et sociales du territoire.
Si les patrons sont majoritairement de droite, peu affichent clairement leur couleur. Mais tous se rassemblent globalement autour du rejet de l’« État paperassier, inquisiteur, spoliateur ») et d’un désir fort : qu’on cesse de les dénigrer et qu’on reconnaisse enfin leur contribution au bien commun ; d’où leur goût immodéré pour les honneurs, les médailles, les distinctions, les palmarès et les prix…
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