Laure-Hélène Gouffran, Etre marchand au Moyen Age. Une double biographie XIV-XVe siècle, CNRS Editions, 2023.
A ma gauche, Bertrand Rocafort. A ma droite… Bertrand Rocafort. Des homonymes, des marchands, des contemporains, résidant dans la même ville (Marseille), insérés dans les mêmes réseaux de notabilité. Ils sont au coeur du livre de Laure-Hélène Gouffran, Etre marchand au Moyen Age. Une double biographie, publié par CNRS Editions. Deux homonymes donc, que seule une particule parfois distingue.

Bertrand Rocafort est né à Hyères. Fils d’un charpentier, il a commencé sa carrière comme notaire puis s’est mis dans les affaires commerciales et immobilières à la fin du 14e siècle profitant du dynamisme du port de sa localité. C’est un lettré qui maîtrise aussi bien le latin que la comptabilité, et c’est, nous dit l’autrice, un « self-made-man » qui a su saisir les opportunités qui se présentent pour s’enrichir, se notabiliser et gagner Marseille et ses promesses de félicité pécuniaire.
Bertrand de Rocafort est natif de Marseille où sa famille, qui fait partie de la noblesse locale, tire ses ressources autant des rentes liées à la terre qu’à ses activités dans l’immobilier et le commerce, celui de la draperie comme du corail. Bertrand entre en politique au début des années 1380, s’occupant de gérer les affaires de la ville : là encore, la maîtrise de la comptabilité est fondamentale, et « les villes gouvernées par la marchandise sont de celles où la comptabilité communale est tenue avec le plus de rigueur1 ». Bertrand le Hyérois est en ascension sociale tandis que Bertrand le Marseillais consolide la situation familiale. Aucun d’eux ne fait partie de la caste des marchands aventuriers : leur domaine, c’est leur ville, et non l’Orient et ses épices par exemple.
Laure-Hélène Gouffran le rappelle, « l’influence politique constitue un capital social qui se transmet de génération en génération au même titre que le nom et la richesse ». Nos deux Bertrand font donc partie de ces élites urbaines médiévales qui nouent entre elles des relations aussi foisonnantes que fructueuses, notamment par des alliances matrimoniales. Le développement des relations amicales joue un rôle fondamental au Moyen Age : dans un monde incertain, politiquement comme économiquement, où pour faire des affaires, ces hommes et femmes ont besoin d’emprunter ou de prêter de l’argent2, « L’ami est un allié, un témoin, un garant de la moralité et de la bona fama », autrement dit de la bonne réputation ; une bonne réputation indispensable par ailleurs pour le salut de son âme et celui de sa lignée. Les marchands marseillais qui se sont enrichis et parfois font la démonstration de leur aisance financière soutiennent financièrement les ordres mendiants qui incarnent la pauvreté volontaire et vivent de la charité publique ; des ordres mendiants qui savent frapper aux bonnes portes pour financer leurs activités charitables. Cynisme des marchands ? Non, « les hommes impliqués dans les affaires commerciales et politiques sont traversés d’une tension permanente entre le gain individuel – auquel chaque commerçant doit tendre – et le souci de la communauté et du bien de tous que l’on attend d’eux ».
Pour comprendre les élites urbaines, il faut « émanciper les marchands de leur seule pratique marchande », et les considérer comme des « individus aux identités plurielles » chez qui « la recherche du gain ne constitue pas forcément l’élément primordial de leur identité. »
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Notes
1 Jean Favier, De l’or et des épices. Naissance de l’homme d’affaires au Moyen Age, Fayard, 1987, p. 363.
2 Sur l'usure et la société médiévale, lire Jacques Le Goff, La bourse et la vie - Economie et religion au Moyen âge, Hachette, 1986.