Juliette Démas, Les affamés du royaume. La crise de la pauvreté en Grande-Bretagne, Stock, 2025.
« Aujourd’hui, un Britannique sur cinq, dont plus de quatre millions d’enfants, vit en situation de pauvreté. La septième puissance mondiale [est] une société en ruines où plus personne n’est à l’abri de la précarité ». Voilà ce qu’on peut lire sur la quatrième de couverture du livre de la journaliste Juliette Démas, « Les Affamés du Royaume. La crise de la pauvreté en Grande-Bretagne » publié par les éditions Stock.

George Orwell et Jack London, en leurs temps, s’étaient mêlés au lumpen-prolétariat et en avaient tiré des témoignages édifiants, comme le firent plus proche de nous l’Américaine Barbara Ehrenreich ou Florence Aubenas1. Eprouver dans sa chair la pauvreté, la misère, les boulots épuisants et mal payés ; vivre avec un épée de Damoclès au-dessus de la tête et le sentiment qu’un « rien suffit à tout faire basculer ».
Juliette Démas a rencontré une poignée de Britanniques qui tirent le diable par le queue ; des Britanniques « lambda » qui bien souvent travaillent et pourtant sont condamnés à vivre de la charité privée. La septième puissance mondiale est à la dérive, et pour beaucoup la Banque alimentaire a remplacé le hard-discounteur. Boulots mal payés, explosion des prix du gaz et de l’électricité, loyers astronomiques, délabrement des services publics, malnutrition et malbouffe, municipalités au bord de la faillite… il est loin le temps où le Royaume-Uni était fier de son Etat-Providence
Mais ces losers ne sont-ils pas responsables de leur situation ? Losers, oui, car c’est bien ainsi qu’une bonne partie de la classe politique les qualifient : losers, fainéants, profiteurs-fraudeurs, impécunieux, fornicateurs... et incapables de se nourrir sainement. Pour les élites économiques et politiques britanniques, l’ère de l’irresponsabilité est terminée. Au nom de la dette à résorber et de l’allègement de la pression fiscale, les classes populaires sont appelés à se responsabiliser, ce qui très concrètement signifie choisir entre se chauffer l’hiver ou se nourrir même chichement. Ca finira bien par ruisseler un jour...
Pour Juliette Démas, « au Royaume-Uni, la pauvreté est un choix politique (…) et le maintien dans la pauvreté est idéologique ». C’est un choix porté par des élites, de droite comme de gauche, acquises au néolibéralisme, issues de la bourgeoisie, sorties des mêmes universités prestigieuses et bien souvent millionnaires2. En d’autres termes, la « prétendue ère de la responsabilité (est) la croisade morale d’une élite nostalgique ayant grandi hors-sol, contre le reste de la société. L’expérience n’a pas seulement été contre-productive, son coût humain a été exceptionnel ».
Au nom de la liberté, du business et du chacun pour soi, les néolibéraux font la guerre aux gueux. Guerre économico-sociale et guerre culturelle : pour Juliette Démas, « Il n’y aura pas de changement sans combattre d’abord les mythes qui entourent la pauvreté ». Le but de ces politiques d’austérité n’est pas tant de réduire les dépenses sociales que de « moraliser », de « mettre au pas » une fraction de la population, et de lui rappeler qu’on ne lui doit rien, ou pas grand chose. Car comme l’a écrit jadis Herbert Spencer, pourfendeur de l’État social et fieffé réactionnaire, « la sympathie pour une personne qui souffre supprime, pour le moment, le souvenir des fautes qu’elle a commises ».
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Notes
1 George Orwell, Le Quai de Wigan, Climats, 2022 ; Jack London, Le peuple d’en bas, Phébus, 1999 ; Barbara Ehrenreich, L'Amérique pauvre. Comment ne pas survivre en travaillant, Grasset, 2004 ; Florence Aubenas, Le quai de Ouistreham - Reportage, Ed. de l'Olivier, 2010.
2 Sur 24 ministres, le gouvernement de James Cameron comptait 18 millionnaires.