Pour qu’il n’y ait pas de malentendu, pour que ces quelques lignes ne soient pas à nouveau exposés à un contresens de lecture (les militants de la FI sur "Médiapart" sont si prompt à l’invective), il faut réaffirmer en préambule de ce commentaire que le soutien à ce mouvement est aujourd’hui pour nous tout à fait nécessaire. Il procède du pari de Pascal, du pari « de la fenêtre qui s’entrebâille ». En homme rationnel, nous avons tout intérêt en effet à croire à une véritable alternative de gauche, qu’elle soit possible ou non. En effet, si elle n’est pas possible, le « croyant » et le « non croyant » ne perdent rien ou presque. Par contre, si elle possible le « croyant » (différentiellement) semble amorcer quelque chose tandis que le « non croyant» (différentiellement) semble empêcher quelque chose de s’amorcer. Aussi indolore cependant que paraisse être ce pari, il ne doit pas nous interdire de dire les choses qui dérangent et de souhaiter des transformations démocratiques du caudillisme actuel. Si nous ne voulons pas nous abandonner à l’ivresse des soirs d’élection, à l’amer plaisir de la délégation durable et être une nouvelle fois désarmés et sans défense lorsque l’inévitable dégrisement interviendra, il nous faut envisager toutes les perspectives soi-disant ouvertes. L’activité politique en effet ne s’arrête pas aux élections mais il n’est pas rare néanmoins qu’une élection, comme nous le constatons aujourd’hui, arrête toute activité politique véritable, c’est-à-dire toute activité qui tente de modifier l’ordre des choses en ses structures capitalistes.
« La France insoumise entretien son vivier pour gouverner un jour » est un article très révélateur de la conception de la démocratie des dirigeants de ce mouvement. Nous pourrions la résumer ainsi : le pouvoir revient de droit à tous ceux qui y sont appelés par leur compétence. L’enjeu réside donc, nous dit Manuel Jardinaud, pour les élus FI dans le long terme à montrer leur capacité à faire le job (sic), celui d’élaborer un chemin alternatif pour la France et d’assumer les plus hautes responsabilités le moment venu. L’objectif est – et reste – la prise du pouvoir conçu comme l’intégration de Matignon, des principaux ministères et des grandes directions de l’administration. (Voilà qui donne sans doute de l’énergie au militant de base pour gravir les escaliers et frapper aux portes). Jean-Luc Mélenchon à ce propos sait rassurer François Ruffin : « s’il fallait gouverner demain matin, je saurais le faire avec mes amis ». Les amis dont parle Jean-Luc Mélenchon, nous apprend l’article, ce sont ceux qui sauront gouverner (il ne faudrait tout de même pas militant de base mélanger torchons et serviettes). Les amis, se faire des amis, être l’ami de, rencontrer de futurs amis … c’est, n’en doutons pas, la question stratégique centrale du moment. Les amis de mes amis sont mes amis, alors quels sont-ils ? Les députés FI, l’inénarrable Charlotte Girard bien sûr mais surtout, surtout ceux qui sont cachés, ceux qui dans l’ombre ont élaboré le programme et qui aujourd’hui rédigent des notes et soufflent à l’oreille des élus : les hauts fonctionnaires qui connaissent les rouages de l’administration (Ah, savoir rédiger une note à un ministre). Il s’en suit dans ce papier une liste de noms et de compétences : Marie Agam-Ferrier ancienne administratrice civile, chef de service à la direction générale de l’administration et de la fonction publique ; Bernard Pignerol, énarque, tête de pont de ces hauts fonctionnaires ; Noam (pseudonyme), haut fonctionnaire au ministère des affaires sociales ; François Pirenne (pseudonyme), haut fonctionnaire spécialiste des questions de sécurité et de renseignement ; magistrats, policiers et militaires … 300 personnes suffisent pour gouverner un pays.
Nous croyons tout au contraire qu’il faut au nom de l’égalité envisager un titre à gouverner disjoint de toute analogie avec ceux qui ordonnent les relations sociales, disjoint de toute analogie entre la convention humaine et l'ordre de la nature (c. à d. un titre à gouverner distinct des relations chefs-subordonnés, biens nés-hommes de rien, forts-faibles, savants-ignorants). La démocratie veut dire un gouvernement fondé sur rien d'autre que l'absence de tout titre à gouverner écrit Jacques Rancière. La démocratie est la perturbation des relations que l'on conçoit le plus souvent comme naturelles. L'intensité de la vie démocratique avec son cortège de contestation permanente défie toujours l'autorité des pouvoirs publics, le savoir des experts patentés et le savoir-faire des demi-habiles. Force est de constater que ce qui se met en place comme organisation de la France insoumise procède bien de ce que Jacques Rancière appelle « la haine de la démocratie ».
Le staff en l’état de la France insoumise, s’il devait arriver au pouvoir sans mouvement social l’accompagnant, ne ferait sans doute pas grand-chose. Il ferait en tout cas rien de décisif contre le néolibéralisme car, sitôt que la perspective de sa réussite électorale prendrait une consistance sérieuse, le capital, qui ne se connaît aucun ennemi dans le camp réformiste viendrait à sa rencontre. Charlotte Girard veut croire, et nous pour notre part nous n’en doutons pas, que la mobilisation de hauts fonctionnaires ne rencontrerait pas trop de résistance car « ce sont des gens qui ont le sens du service ». Elle concède que le mouvement doit avoir « une maîtrise minimale de la structure de l’État». Le capital ne viendrait pas les mains vides – comme toujours quand il a sérieusement quelque chose à réclamer ou à conserver. Aussi, contre quelques experts patentés déjà sur les rangs et contre sa collaboration de classe – car le capital a bel et bien le pouvoir de mettre l’économie en panne par mauvaise volonté – le capital exigerait le maintien de l’euro, son vrai trésor, sa machine chérie à équarrir le salariat. Croit-on que le staff de la France insoumise opposerait la moindre résistance, il reculait déjà aux dernières élections ? Elle se fout de l’euro comme de sa première doctrine économique – et comme de toutes les suivantes. Le cœur de sa pensée, s’il y en a une, est bien ailleurs : il est dans une sorte de justicialisme vaguement ripoliné pour ne pas faire trop visiblement années cinquante, et s’il est une seule chose à laquelle il croit vraiment, elle est sans doute dans la redistribution des cartes dans le champ des partis politiques.