Dès les premiers mots, le papier de Pierre Khalfa ne manque pas de surprendre le lecteur tant la violence du propos est inhabituelle sous la plume d’un collaborateur régulier du média en ligne. Le point de vue de Frédéric Lordon, publié le 12 octobre au blog du « Monde Diplomatique », est qualifié ainsi de « consternant tant sur le fond politique que par la posture de son auteur ».
Qu’en est-il ? F. Lordon, reprocherait au « Manifeste pour l’accueil des migrants », lancé à l’initiative de « Médiapart », de ne pas affirmer que « le problème des salariés français, ce ne sont pas les migrants, c’est la mondialisation » et de ne pas conclure « par conséquent […] à la démondialisation, sortie de l’euro en tête ». Ce condensé procède à notre avis d’une lecture très rapide et pour le moins approximative du très riche « Appels sans suite» de l’économiste philosophe. A aucun moment, un tel reproche n’est en effet adressé aux appellistes. Ce qui leur est reproché en revanche, c’est de ne jamais lier les déclarations sur l’immigration à rien de fondamental, de ne pas apercevoir les conséquences politiques de leur positionnement, de s’en tenir à un humaniste déclamatoire sans suite et à des positions morales surplombantes. Ainsi note F. Lordon, si les auteurs du manifeste nous expliquent qu’il faut moins regarder du côté des migrants pour avoir le fin mot de la précarisation salariale que des structures économiques – c’est du moins ainsi que l’on peut comprendre « frénésie de la financiarisation » et « ronde incessante des marchandises » – ils n’en tirent pas vraiment les conclusions. De la frénésie de la financiarisation ne devrait-il pas s’ensuivre d’en limiter les mouvements ? L’Union Européenne ne l’interdit elle pas ? Et la ronde incessante des marchandises comment l’empêcher ? Le protectionnisme et des difficultés avec l’euro ne doivent-ils pas être envisagés ?[1]
En matière de migrants, les appels se partagent entre ceux qui ne voient pas ce qu’il y a à voir et ceux qui ne veulent surtout rien faire quand bien même ils ont un peu vu nous dit F. Lordon. P. Khalfa, qui caricaturalement dans son texte à « Médiapart » ne conclue rien, ne propose rien, déclame, moralise et donne mille fois raison à F. Lordon, appartient de façon troublante à cette deuxième catégorie. Nous ne serons donc rien des supposées apories de la pensée souverainiste de gauche[2]. Nous ne saurons pas d’avantage ce qui fait reculer le racisme et la xénophobie et fait disparaître « le problème » des migrants sinon par la négative. Il est urgent pour P. Khalfa de ne rien faire. Il ne faut pas lutter contre la mondialisation ; la sortie de l’euro ou une éventuelle démondialisation ne tariraient pas les flux migratoires au contraire, etc. Peut-être un peu d’histoire, de psychologie, quelques admonestations car le racisme a des racines hélas beaucoup plus profondes que le simple effet de la mondialisation sur les salariés français (sic)[3] … ?
Concernant les droits des travailleurs, P. Khalfa nous oblige une nouvelle fois à des choix cornéliens. Il sait ce qu’il dit ou bien il ne le sait pas et aucun de ces deux cas n’est malheureusement à son avantage. Dans ce billet de blog, les hypothèses concurrentes de l’ignorance et du cynisme doivent encore se départager[4]. F. Lordon ne critique pas, comme l’affirme le coprésident, dans son article la perspective de l’égalité des droits entre travailleurs français et immigrés qu'a défendu Philippe Martinez, il rappelle les conditions de sa réalisation ; il ne dit pas non plus que la bataille pour l’égalité n’a aucun sens, il l’inscrit dans un champ plus large. Il affirme que la passion juridique conduit à une certaine dépolitisation du syndicalisme et qu’elle est vide de sens si on ne se bat pas pour les conditions mêmes de possibilité des droits. F. Lordon ajoute dans son billet, que sous mondialisation libérale et sous euro, les droits comme on peut le constater tous les jours ne s’étendent pas d’un iota parce que les structures (pas toutes, en l’occurrence celles des organismes internationaux et de l’Europe) sont faites pour que les droits ne cessent de rétrécir. Il ne dit, comme on peut le voir, au grand jamais, que les structures surdéterminent notre action et la voue à l’échec ; les organismes construisent, au contraire, très concrètement les lois régissant la circulation des travailleurs extérieurs. Le soi-disant déterminisme structuraliste, qui est absurdement invoqué et qui mérite mieux que quelques indigentes lignes, est étranger à l’affaire. Le mérite de cette dernière diatribe, où une certaine naïveté le dispute à une inculture certaine, est sans doute d’ajouter des torrents au moulin de F. Lordon. A ceux qui tentent faire de la politique pour de bon, c’est-à-dire à ceux qui essayent de modifier l’ordre des choses en ses structures capitalistes, P. Khalfa oppose la dénégation pure et simple, la dissuasion ferme de changer quoi que ce soit parce que le libéralisme est l’horizon indépassable.
Pour terminer, il faut s’interroger, pourquoi cet appel sans suite, ces paroles qui n’engagent à rien, ce « Manifeste pour l’accueil des migrants » et pourquoi cette fielleuse chronique ? Il s’agit, en période d’instabilité, comme le dit F. Lordon, de persévérer dans l’évitement et faire perdurer quelques trafics mutuellement avantageux, les uns encaissant les profits des « grandes consciences» et les autres les profits de donner la parole à des « grandes consciences » avec la certitude que rien ne sera modifié. Il s’agit de parler haut pour ne rien dire, échapper au réel en se laissant plonger dans le monde enchanté des songes où l’on est dispensé de poser la question des causes comme des conditions de possibilité de ce qu’on veut. C’est sans doute ce dévoilement qui est insupportable et qui « (…) au-delà de l’argumentation (…) pose problème ». « Il est remarquable que des gens qui, jour après jour, ou semaine après semaine, imposent en tout arbitraire les verdicts d’un petit club d’admiration mutuelle, crient à la violence lorsque les mécanismes de cette violence sont pour une fois mis à jour. Et que ces conformistes profonds se donnent ainsi, par un extraordinaire retournement, des airs d’audace intellectuelle, voire de courage politique (…) »[5]
[1] Pour en savoir plus « La malfaçon, monnaie européenne et souveraineté démocratique » F. Lordon, Ed. Les liens qui libèrent mars 2014.
[2] Pour se persuader qu’il y a nécessairement des totalités sociales, se reporter à « Impérium : structures et affects des corps politiques » F. Lordon, Ed. La Fabrique septembre 2015.
[3] Pour réfléchir le changement, « Si le gouvernement voulait vraiment changer la donne … Face au marché, le scénario d’un bras de fer » Reynaud Lambert et Sylvain Leder, LMD octobre 2018
[4] Bertholt Brecht dit cela plus vertement.
[5] « Questions de sociologie » Pierre Bourdieu, Les éditions de Minuit 1984.