Christophe Prevost

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Billet de blog 30 octobre 2018

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Une critique désynchronisée de l’économie.

Un article de « Médiapart », « Les menaces d’une économie mondiale désynchronisée », brosse un sombre tableau de l’état du marché mondial actuel. Les piliers de son organisation, modelée par trente ans de néolibéralisme, seraient aujourd’hui bien vermoulus.

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Deux ans de présidence de Donald Trump auraient, au nom de « l’America First », ébranlé tout le précieux édifice. A lire la journaliste de Médiapart », les risques de guerre commerciale, les divisions et les divorces entre et dans les grandes zones régionales économiques seraient le prix à payer très prochainement de l’irresponsable politique. Donald Trump en effet, agitant chaque semaine de nouvelles menaces, promettant une guerre commerciale à tous les pays « qui abusent de la générosité américaine », remettrait en cause unilatéralement les traités et les accords internationaux garantissant l’ordre économique actuel. Sa confusion politique (comprenez, au mieux, sa non appartenance au sérail de la technocratie onctueuse, délocalisée, experte et néolibérale ; au pire, son état mental défaillant) serait en train de créer un chaos mondial.

Nous n’en croyons rien. Certes, le président étasunien mène, avec d’autres (M. Orbán et M. Jarosław Kaczyński), une ignoble contre-révolution culturelle sur le terrain de l’immigration et des valeurs. Abjectement, il exploite le sentiment d’écœurement qu’inspire la classe politique à une fraction souvent majoritaire des classes populaires américaines. Mais ne poursuit-il pas de fait le même projet économique que ses rivales chinoises ou européennes ? Trump au pouvoir, il nous semble, tout autant que ces prédécesseurs, cherche obstinément à enrichir les multinationales. Martine Orange note d’ailleurs que Donald Trump «  (…) n’est pas un protectionniste à l’ancienne, mais plutôt un dérégulateur à tout-va (…) ».

Martine Orange reconnait volontiers que la crise de 2008 a sonné le signal de l’épuisement du système néolibéral. Cependant, pour établir son très brouillon diagnostic, elle n’en fait pas moins étonnamment appel aux seuls jugements des alliés historiques des États-Unis et aux organisations internationales libéraux. Aussi dans son calamiteux article, parce que sans doute le libéralisme est l’horizon indépassable, c’est à l’aune du  respect de cette doxa qu’elle juge la politique du promoteur immobilier locataire de la Maison-Blanche. Dans un premier temps, la journaliste veut pour preuve de la nocivité de Donald Trump que les grandes réunions des organismes internationaux (G8, G20, FMI, arbitrage de l’OMC, etc.) –  au nom de l’ordre existant et de la croyance dans les bienfaits du libre-échange –  contestent peu ou prou ses décisions. Et dans un second temps, elle condamne fermement la politique du président américain parce que l’OMC tente de préserver, à la demande de nombreux pays et contre les États-Unis, les très saintes règles du libre-échange. Ce dithyrambe, dans un même élan et avec l’esprit de clarté qui décidément caractérise cet article, n’empêche nullement Martine Orange à la fois, de reprocher  à la référante OMC faillie de n’avoir pas su faire approuver le cycle de Doha censé libéraliser encore plus les échanges internationaux, et de condamner l’aveuglement d’un néolibéralisme de l’officine marqué par une financiarisation et une mondialisation à outrance[1].

Dans cet article, la théorie économique néoclassique, avec le même vertigineux éclectisme, est vertement critiquée par les tenants eux-mêmes de dite la doctrine. Ainsi, nous apprenons ici, que l’économiste de Goldman Sachs « [se] montre sévère sur l’aveuglement des élites, sur les supposés fondements théoriques qui ont justifié cette mondialisation et les bienfaits du libre-échange à l’heure du numérique » et que Stephen Roach de Morgan Stanley  pense que « (…) les économistes ont échoué à prendre en compte les problèmes inhérents à la globalisation ». Après tout, Jean Tirole, dans une tribune du journal « Le Monde » « l’homo economicus a vécu »[2], n’estime-t-il pas que le modèle théorique qui a dominé la science économique au XXe siècle soit dépassé ?  Le prix Nobel d’économie qui utilise des génériques comme l’économie, les économistes, passe sans rien dire à personne ainsi sur sa propre pratique théorique et sur le fait que pendant des décennies la science économique a vécu sur le prima de cette hypothèse de l’homo economicus. C’est en effet au nom de la figure de l’homo economicus que la théorie néoclassique a fait régner une tyrannie épistémologique sans partage sur le champ des sciences économique et c’est encore au nom de cette figure qu’ont été écartés les hétérodoxes des grandes revues, des conférences, de l’agrégation, etc.

Foin des revirements , c’est également au nom de la science que Jean Tirole intrigue aujourd’hui dans les antichambres ministérielles pour faire dérailler les projets de création d’une section disciplinaire propre à l’économie hétérodoxe. Toute comparaison mise à part, citant le « Financial Times », n’est-ce pas au nom de la science et de la critique du keynésianisme, que Trump est voué aux gémonies par Martine Orange ?  Preuve, s’il en fallait, que l’on n’écarte pas si facilement ses vieilles lunes, néolibéralisme quand tu nous tiens... Les analystes du quotidien économique et financier britannique  notent en effet que «L’activité américaine (…) n’a pas été soutenue grâce à une reprise des investissements ou des exportations mais par une hausse de la consommation – soutenue par une relance budgétaire et les cadeaux fiscaux consentis en début de mandat (…) ». La sacrosainte relance par l’offre a donc été inconsidérément abandonnée.  Certains économistes préviennent aussi, « Une guerre commerciale entre la Chine et les États-Unis risque de menacer toutes les avancées technologiques »[3]. Le marché libre et non faussé a donc été imprudemment écorné. Il semble que Martine Orange ait trouvé les responsables de la prochaine crise majeure de  l’économie, pas la mondialisation et pas d’avantage la dérégulation mais au contraire les traces homéopathiques de régulation américaine et la personnalité inadéquate de Donald Trump.

[1] Propos illustrés dans l’article par le rapport de la CNUCED. Pour notre part, nous aimerions comprendre comment « le groupe des 25 % des premiers groupes exportateurs réalise 100 % du commerce mondial ». Que font les 75% autres ?

[2] « Le Monde » 05/10/2018

[3] Nous ne doutons pas que certains économistes sont aussi des économistes certains.

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