P 138 L’objet séquestré : la jalousie
Au terme de sa démarche régressive, la passion des objets s’achève dans la jalousie pure. La possession se satisfait alors le plus profondément de la valeur que pourrait avoir l’objet pour les autres et de les en frustrer. Ce complexe de jalousie, caractéristique du fanatisme collectionneur, commande aussi, toutes proportions gardées, le simple réflexe de propriété. C’est un schème puissant de sadisme anal qui porte à séquestrer la beauté pour être seul à en jouir : cette conduite de perversion sexuelle diffuse largement dans la relation aux objets.
Que représente l’objet séquestré ? (sa valeur objective est secondaire, c’est sa réclusion qui fait son charme). Si on ne prête pas sa voiture, son stylo, sa femme, c’est que ces objets sont, dans la jalousie, l’équivalent narcissique du moi : si cet objet se perd, s’il est détérioré, c’est la castration.
On ne prête pas son phallus, voilà le fond de l’affaire. Ce que le jaloux séquestre et garde par devers lui, c’est sous l’effigie d’un objet, sa propre libido qu’il tente de conjurer par un système de réclusion, -le même système grâce auquel la collection résout l’angoisse de la mort. Il se castre lui-même dans l’angoisse de sa propre sexualité, ou plutôt il prévient par une castration symbolique –la séquestration- l’angoisse de la castration réelle. C’est cette tentative désespérée qui fait l’horrible jouissance de la jalousie. On est toujours jaloux de soi. C’est soi qu’on garde et qu’on surveille. C’est soi dont on jouit.
Cette jouissance jalouse se détache évidemment sur un fond de déception absolue, car la régression systématique n’efface jamais totalement la conscience du monde réel et de la faillite d’une telle conduite….c’est à cette déception constitutive qu’est parfois dû l’emballement névrotique du système. La série tourne de plus en plus vite sur elle-même, les différences s’usent et le mécanisme de substitution s’accélère. Le système peut aller alors jusqu’à la destruction, qui est autodestruction du sujet. (ndlr : cf le potlatch)…. Impossibilité de circonscrire la mort… dans le système de la jalousie il n’est pas rare que le sujet finisse par détruire l’objet ou l’être séquestré, par un sentiment de l’impossibilité de conjurer totalement l’adversité du monde et de sa propre sexualité. C’est là la fin logique et illogique de la passion.
P 140 L’objet déstructuré : la perversion
L’efficacité de ce système possessif est directement liée à son caractère régressif….
….de même que la possession joue sur le discontinu de la série (réelle ou virtuelle) et sur le choix d’un terme privilégié, de même la perversion sexuelle consiste dans le fait de ne pouvoir saisir l’autre comme objet de désir dans sa totalité singulière de personne mais seulement dans le discontinu : l’autre se transforme en paradigme des diverses parties érotiques de son corps, avec la cristallisation objectale sur l’une d’entre elles. Cette femme n’est plus une femme mais sexe, seins, ventre, cuisse, voix ou visage (a la limite les cheveux, les pieds et au fil de la régression toujours plus loin dans le détail et l’impersonnel, jusqu’à ce que le fétichisme cristallise enfin , aux antipodes de l’être vivant, dans la jarretelle ou le soutien-gorge : nous retrouvons là l’objet matériel, dont la possession se caractérise comme l’élision parfaite de la présence de l’autre) … A partir de là, elle est objet constituant une série dont le désir inventorie les différents termes, dont le signifié réel n’est plus du tout la personne aimée, mais le sujet lui-même dans sa subjectivité narcissique, se collectionnant-érotisant lui-même et faisant de la relation amoureuse un discours à lui-même…
….désintégrée en série selon son corps, la femme devenue objet pur est alors reprise par la série de toutes les femmes-objets dont elle n’est qu’un terme parmi d’autres… c’est ce que nous avons reconnu comme le ressort même de la satisfaction collectrice.
Cette discontinuité de l’objet en détails dans un système auto-érotique de perversion est freinée dans la relation amoureuse par l’intégrité vivante de l’autre. (c’est pourquoi la passion dans ce cas est renvoyée au fétiche qui simplifie radicalement l’objet sexuel vivant en une chose équivalente au pénis et investie comme telle)
C’est par contre la règle lorsqu’il s’agit d’objets matériels singulièrement d’objets fabriqués assez complexes pour se prêter à la déconstitution mentale. De l’automobile par exemple on peut dire : mes freins, mon aile, mon volant. On dit je freine, je braque, je démarre…. Il ne s’agit pas ici d’une personnalisation au niveau social mais d’un processus d’ordre projectif…..
Cette parcellisation et cette régression supposent une technique autonomisée au niveau de l’objet partiel. Ainsi la femme résolue en un syntagme de diverses zones érogènes est vouée à la seule fonctionnalité du plaisir, à laquelle répond alors une technique érotique. Technique objectivante, ritualisante, qui voile l’angoisse de la relation personnelle, et qui en même temps sert d’alibi réel (gestuel et efficace) au sein même du système phantasmatique de la perversion…..