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D’où vient le désir de raconter cette histoire ?
SPS : La genèse vient d'une longue période de travail à Palenque, dans la région, et de ce lien que nous avons créé avec le Colectivo Kucha Suto. Kucha Suto est une sorte de collectif qui a activement documenté et préservé la culture et le patrimoine de San Basilio de Palenque, une ville très importante en Colombie. Il s'agit d'une communauté marronne [issue d’esclaves ayant fui leur maître à l’époque coloniale] qui a déclaré son indépendance bien avant que la Colombie ne devienne une nation, et qui a donc joué un rôle culturel et historique très important pour le pays. J'ai réalisé un court métrage là-bas, il y a environ six ans, puis j'ai travaillé avec des gens de Kucha Suto, dont Diogenes Cabarcas Zurita, qui m'a présenté sa tante Maria, la protagoniste de La Bonga. Cela a également commencé avec Gabriela Garcia-Pardo, notre productrice. Elle travaillait au National Geographic à l'époque, et cherchait différents travaux sur le processus de paix. C’est aussi le désir de faire quelque chose avec un regard et un point d’énonciation différents. Le désir de faire quelque chose impliquant davantage la communauté et son regard, cet engagement avec la réalité.
CR : C'était intéressant parce que j'étudiais les communautés afro-colombiennes et les religions en particulier lorsque j'ai reçu cette invitation [à participer au film]. D'une certaine manière, cela résonnait avec ma vie personnelle parce qu'en 2001, l'année où La Bonga a été chassée, mon père et moi vivions ensemble, et il avait reçu de nombreuses menaces de mort de la part de paramilitaires parce qu'il est professeur d'université et enseignait la distribution des terres en Colombie [en rapport avec le conflit]. Il a passé toute sa vie à étudier le sujet. On a donc dû quitter le pays, et nous avons passé un an dans l'Indiana, aux États-Unis, dans le cadre du programme pour les professeurs en exil. Nous avons eu la chance de revenir en Colombie et de construire une vie ici, mais c'est quelque chose que La Bonga n'a pas eu, et que beaucoup de gens n'ont pas.
La mémoire et l’exil semblent être des sujets très importants pour vous, d’autant plus alors que, comme vous l’expliquez, vous pouviez vous identifier à ce qu’ils avaient vécu.
SPS : Oui, et cette idée du pouvoir de la mémoire partagée est vraiment forte dans ce qu'elle crée et ce qu'elle permet, elle est le moteur du film. Le potentiel d'action collective autour de cette histoire et de ces expériences partagées, c'est quelque chose qui est très visible à la Bonga. C'est une communauté sans terre mais qui a un sens très fort de la communauté malgré cela, même pour les gens qui sont nés après. Dayanis, la jeune fille qui voyage avec Maria, sa grand-mère, en est l'illustration. Elle fait partie de cette génération qui n'a jamais vu La Bonga. En fait, dans le film, on la voit découvrir La Bonga pour la première fois, cet endroit dont elle a toujours entendu parler.
CR : C’est important parce que nous ne voulions pas un film qui soit victimisant. Au contraire, nous voulions mettre l'accent sur un voyage, sur une création collective et sur une fête, comme une célébration. Cela montrait le pouvoir d’action des gens et la force d'une communauté, et combien c'est un acte très politique aussi, cette manière de donner du pouvoir à son propre avenir.
SPS : La communauté a une très longue histoire de résistance, qui prend de nombreuses formes. Nous parlons de cette idée de se réunir et de célébrer comme un acte de résistance et de réaffirmation de cette très longue histoire de La Bonga.
CR : Oui, car Palenque est surnommée « la première ville libre des Amériques ».
Dans Palenque comme dans La Bonga, il y a une incroyable beauté visuelle et sensorielle qui se dégage des images. On ressent la force de cette communauté et combien ils partagent ensemble, combien ils sont liés, ce qui est très puissant. Vos films ont une esthétique assez poétique, joyeuse et onirique, d’une certaine façon.
SPS : Oui, en permettant à ce sens de la communauté et de la fraternité de prendre forme à l’image, en trouvant cet endroit où la poésie est très visible. C'est ce à quoi j'ai beaucoup pensé, en marchant avec ces personnes. Quand on marche avec quelqu'un, beaucoup de choses s’ouvrent et deviennent possibles. En fait, il s'agit plus de trouver la poésie que de la créer. C'est en quelque sorte la beauté du processus, l'imprévisible, et le fait d'être ouvert pour que ces moments se produisent.
CR : Nous voulions faire partie de cette communauté qui marchait et suivait un chemin très difficile, ne pas être trop statiques. Nous voulions transmettre cette difficulté à la caméra, en ajoutant par ailleurs des plans larges permettant d’observer la marche de plus loin. Les Bongueros apparaissaient alors touts petits dans ces terres. La terre et les arbres ont toujours été très importants pour ce film. Pour nous, ils étaient comme de vieux, très vieux témoins de l'histoire et de tous les gens passés par là et ayant vécu à La Bonga.
C’était très impressionnant de voir combien la nature a repris sa place rapidement, et de voir que, malgré cela, les Bongueros se souvenaient clairement des lieux.
SPS : Tout y pousse très vite, ce qui fait de la Bonga un endroit invisible qui existe toujours. Toutes les maisons ont été construites avec des matériaux organiques, ce qui fait qu'elles se sont détériorées et qu'elles ont disparu dans la terre. Il y a donc une sorte de tension entre cette nature qui grandit constamment, et cet endroit qui reste La Bonga.
CR : Nous voulions aussi nous concentrer sur la mémoire que le territoire conserve et sur la façon dont la communauté revient à La Bonga et commence à faire revivre tous ces souvenirs. La nuit, il y a un changement de perspective dans le film, parce que nous avons incorporé des images que les gens avaient enregistrées avec leur téléphone portable. Nous étions contents de découvrir ces images parce qu'elles étaient très différentes des plans que nous avions faits avec les caméras. Nous n’aurions pas pu filmer de la sorte la poussière que l’on voit voler pendant la célébration par exemple. Nous avons donc construit un espace de création plus hybride, en intégrant ces images. Nous les avons accompagnées à l'extérieur de la fête, alors qu’elles étaient certainement à la recherche de leurs vieux souvenirs. Elles parlaient bas, pour que personne ne puisse les entendre.
SPS : Il y a cette idée du cinéma qui viendrait d'une seule voix, mais je pense qu'il vient plutôt d'une communion, d'un espace où de nombreuses personnes se réunissent. Il faut remettre en question l’idée d'une personne extérieure qui viendrait donner une voix à quelqu'un. Il est très intéressant de faire partie d’un processus de création d'images collectif et de voir comment nous pouvons en faire une sorte de film kaléidoscopique.
CR : Nous prévoyons d’ailleurs de créer une sorte d’écosystème intégrant La Bonga mais aussi d’autres films réalisés par ces collectifs.
Comment l'imaginez-vous ? Comme une plateforme ?
CR : Cela pourrait être une très bonne idée. Nous commençons à planifier cela et nous verrons comment cela se passe.
SPS : Cela nous donne une bonne excuse pour nous réunir. Le processus de création collective se poursuit à travers la distribution du film et la création d’espaces de convergence et de conversation pour la communauté. La communauté est divisée en plusieurs pôles, et beaucoup d'entre eux ne se sont pas vus depuis de nombreuses années. Quant à la célébration, la plupart des personnes qui y ont assisté n'y étaient pas allées depuis plus de vingt ans. C'était la première fois qu'ils revisitaient cet endroit, et il y avait une chose très cathartique et très forte qui se passait dans le film. Cela pourrait donc se poursuivre à travers une projection à La Bonga et dans d'autres endroits par exemple.
CR : Nous voulons aussi inviter des membres de différentes institutions en Colombie à ces projections, afin de pouvoir engager une plus grande conversation sur la situation des Bongueros, mais aussi à propos de nombreuses autres communautés en Colombie qui tentent également de récupérer leurs terres.
SPS : La Colombie est actuellement à un moment crucial de son histoire et comme Canela l'a mentionné plus tôt, les terres sont au centre des conflits en Colombie. Il y a une sorte d'espoir de changement, et la possibilité d'un retour. Mais ce film montre aussi les défis de ce retour, à quel point cela est difficile et ce que cela implique de repartir de zéro. Les habitants de La Bonga parlent d'un second déplacement, celui du retour à la maison. Ce n'est pas aussi facile qu’on pourrait l’espérer. C'est la raison pour laquelle la fin du film n'est pas une conclusion. Cette fin ouverte traduit des possibilités dans le pays, mais elles ne sont pas encore solidifiées, il y a encore beaucoup de choses à faire pour y arriver.
Pouvez-vous me parler des difficultés que vous avez rencontrées lors du tournage, qui a duré cinq ans, c'est bien cela ?
SPS : Quatre à cinq ans oui. Il y a eu beaucoup de défis car La Bonga est éloignée de tout. Les communautés marronnes de palenqueros s’étaient en effet installées sur cette terre parce qu'elle était isolée, donc difficile d’accès.
CR : D’un point de vue narratif, nous avions le défi de faire un film choral. L’oralité est très importante dans cette communauté. C’est la façon dont la Bonga a pu rester en vie, d’une certaine façon. Nous voulions donc l'inclure dans le film. Mais nous avons décidé d'inclure ce voyage plus solitaire avec Maria et sa petite-fille, dans l’idée de pouvoir contraster cette expérience collective avec une expérience plus individuelle. Enfin, un autre défi était de situer le contexte. Car si ces sujets sont évidents pour les Colombiens, comment donner des références aux autres spectateurs ?
SPS : Ce dispositif personnel plus intime, avec Maria et Dayanis, permettait non seulement de donner le contexte thématique mais aussi le contexte émotionnel. Il fallait pouvoir se rattacher à un niveau plus personnel, ce qui permet de créer une passerelle vers un espace plus communautaire.
Le début du film se déroule dans la nuit et on y reste assez longtemps. Pouvez-vous expliquer ce choix ?
CR : Le film suit une ligne très simple : la nuit, le jour et la nuit à nouveau. Nous avons trouvé qu'il était très intéressant et émouvant d'être avec cette communauté la nuit, de se concentrer sur ce que les gens commençaient à dire, et de donner de l'espace pour apprendre à les connaître lentement, mais aussi pour découvrir les bruits ambiants de ce lieu. Pour nous, les espaces sombres mettent l'accent sur les bruits de la communauté et de la nature. Nous voulions renforcer un peu le mystère et, avec le lever du soleil, découvrir les visages et les reconnaître davantage. Nous voulions aussi faire découvrir ces terres avec les lampes torches, ces très petites parties de lumières dans le cadre permettant d’apercevoir cet arbre, qui est en fait un Bonga, et les collines.
À propos de la création collective, comment êtes-vous parvenus à travailler avec autant de personnes ?
CR : C’est un véritable défi. Nous avons beaucoup travaillé avec les gens du Kucha Suto. Ils étaient producteurs, caméramans, s’occupaient aussi du son, ils étaient impliqués dans la narration, et donnaient leur avis lors du montage. Laura Huerta Millán a également été très impliquée. C'est une réalisatrice et monteuse colombienne. Mercedes, qui s'est occupée de la conception du son, et Gabriela, la productrice, sont aussi réalisatrices. Il y avait donc beaucoup de voix fortes dans le film. Ce qui était vraiment important pour nous, c'était d'entendre des gens différents. Pas seulement intégrer notre propre façon de penser le cinéma ou notre regard sur La Bonga, mais aussi incorporer différentes subjectivités.
SPS : Je reviens à l'idée du cinéma comme lieu de conversation. C'est aussi devenu une excuse pour combler les distances. Laura était à Paris, puis la pandémie est arrivée. Mais virtuellement, nous avons eu cet espace virtuel pour parler de ce film avec elle, et aussi avec Timothy, le directeur de la photographie, qui a été impliqué dans le processus d'écriture et nous a conseillé pour le montage. Cela pose également de nombreux défis : vous voulez faire entendre de nombreuses voix, comment les intégrer toutes ? C'est bien sûr impossible. Mais une grande partie du film est née de ces conversations et de ces échanges, et c'est agréable de voir que cela prend vie d'une certaine manière.
Le montage est souvent considéré comme la troisième et dernière étape de l'écriture d’un film, surtout lorsqu'il s'agit d'un documentaire, et lorsque vous avez autant de contenu. Quelles ont été vos difficultés à ce niveau-là ?
CR : Nous avons commencé le montage avec Laura, pendant la pandémie. Nous avons travaillé avec elle pendant 4 à 6 mois. Cela nous a permis d’approfondir chaque plan, chaque scène, chaque élément, en discutant beaucoup avec elle. Puis nous avons commencé à monter tout en la consultant régulièrement, parce que nous voulions avoir la main sur les rushs et être capables d'explorer les choses par nous-mêmes. Au fur et à mesure, elle est ainsi devenue une monteuse consultante. Le montage a vraiment été difficile.
SPS : Il nous a fallu deux ans.
CR : Nous avions tourné de nouvelles images après le début du montage, notamment le voyage de Maria un an après la célébration. Nous avons donc dû revenir en arrière et incorporer ces séquences.
SPS : Comme vous le dites, le processus de montage est un lieu de réécriture, c'était tout à fait le cas pour ce film, avec Laura. L'idée d'un second récit plus personnel avec Maria et sa petite-fille est venue au montage par exemple. Le temps apporte aussi beaucoup de choses au processus de création, et ce que cela raconte est aussi important, d’où notre volonté de l’intégrer au film. C'était quelque chose d'essentiel, par exemple, pour la fin du film : le retour de Maria après un an, ce qui s'était passé et ce que cela signifiait.
CR : Il est très difficile de savoir quand le film est fini, je pense que nous ne l'avons jamais su, c'était juste la logistique lié au film, la production et la candidature aux festivals, qui a sonné la fin. Mais cela n'a jamais cessé. Ce réalisateur espagnol, José Luis Guerin, dit qu'on ne finit jamais un film, qu'on le laisse et qu'on l'abandonne. Laissons-le voler de ses propres ailes sans nous.
Propos recueillis par Sabrina Boukhezar