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Tout au long de votre documentaire, la dimension de la mémoire et de son héritage est omniprésente. Mémoire du travail d’ethnologue de Nicole Echard mais aussi mémoire de ses collaborateurs comme Moussa Hamidou, mémoire de la colonisation… À qui adressez-vous cette mémoire ?
Aminatou Echard : Je me suis dit qu'il était temps que je crée à partir des archives de ma mère et de son collaborateur Garba Bagra Mac Koy sur le début de l'indépendance du Niger. L’acte de mémoire est un thème central dans mon travail et je me suis longtemps demandé à qui je l’adressais : aux Français, aux Nigériens, aux anciens collaborateurs de ma mère, ou aux jeunes d’aujourd’hui ? J'imagine que chaque spectateur puisera des éléments en fonction de son histoire personnelle. Cependant, j'espère que les Français se questionneront sur leur propre histoire, leur regard et leur lien avec le passé et le présent colonial. Concernant l’héritage, il ne s'agit pas seulement de transmettre le travail d’ethnologue de Nicole mais surtout de comprendre comment ce travail est perçu aujourd'hui, en particulier par les jeunes Nigériens. Que faire de toute cette mémoire aujourd’hui ?
Dès le début du documentaire, vous révélez d’où vous parlez : « j’étais gênée d’être une blanche qui venait parler d’une blanche ». Pensez-vous avoir dépassé ce constat ?
J’ai voulu montrer les défis et les ambivalences de cette démarche, aborder la question du regard blanc et colonial de façon frontale, en faire une réflexion dynamique. À travers ce documentaire je veux questionner la fabrique de ce regard à partir de l’ethnologie, décortiquer la façon dont il biaise notre perception des autres cultures. Je me rends compte que même avec une conscience éveillée, ce regard reste présent, qu'il est essentiel de le déconstruire. Dans mon approche, je reste une Française qui apporte une histoire, même s’il s’agit de leur histoire. Je crois qu’il y a quelque chose d’indépassable. C’est pour cette raison que j’ai choisi de donner une place centrale à la parole des jeunes Nigériens, en leur proposant de participer au processus de création du documentaire, de s'exprimer librement sur les archives de Nicole, de faire une place à leurs critiques. L’idée, c’est de créer un espace de rencontre, de dialogue et de remise en question du regard ethnocentrique traditionnel.
Passé et présent se mêlent continuellement dans Le Grand Tout, comme une mémoire en train de se regarder. Quel a été le processus artistique ?
Avec Gil Savoy à la prise de son, nous avons souhaité intégrer certains enregistrements de Nicole des années 60 au Niger dans les espaces sonores du présent. L’objectif était de créer une superposition de temporalités au son, un jeu trouble entre passé et présent. On avait envie de jouer avec ces registres et ces textures. À travers les archives sonores, j’ai voulu restituer une dimension sensorielle de la mémoire. Le travail de composition de Gil peut se penser comme de la musique. Lorsque Nicole se demande si elle peut être autre chose qu’un pouvoir répressif, on est dans le passé, mais c’est aussi le présent. Ce qui m’a intéressée, c’est de faire fondre entre elles les questions de Nicole et les miennes. Ce trouble peut être interprété comme l'inconfort ou la remise en question suscités par la confrontation avec le passé colonial et la complexité des relations interculturelles. Concernant les archives photographiques par exemple, j’ai travaillé la pellicule afin d’en faire ressortir l’aspect pictural. L’idée était de faire un parallèle avec les scènes peintes par les orientalistes à l’époque, d’interroger ces représentations. Le film ne cherche pas à apporter des réponses simples, mais plutôt à créer un espace de réflexion et de dialogue, même si cela implique de déranger les certitudes.
Comment les étudiants nigériens en arts se sont-ils appropriés le projet ?
L’organisation des fadas (1) est un moyen de leur donner un espace de parole dans le film. Je n'ai pas voulu adopter le rôle de professeure ; nous avons établi une relation de confiance sur plusieurs mois. Au départ, j’ai partagé avec eux les archives de Nicole et ils ont créé librement avec (ou contre). J’ai refusé de leur imposer un jeu, c’est eux qui ont imaginé leurs espaces et leurs textes. C’est aussi eux qui jouaient avec le cadre, le chef opérateur et moi-même ne les dirigions pas. Et puis, avant que le documentaire ne s’achève, il y a eu le coup d'État en juillet au Niger. C’est devenu une évidence qu'ils prennent la caméra et qu'ils fassent des images eux-mêmes. Je leur ai demandé de me raconter leur présent, d’adresser ce qu’ils avaient envie de dire. Ils se sont approprié leur fin : « je veux que tu me laisses tranquille, je veux que tu entendes ce que j'écris depuis des siècles, que tu me laisses vivre comme je l'entends, que tu quittes mon pays ».
Propos recueillis par Adélina Paris.
(1) Le terme fada désigne initialement les conseillers des chefs traditionnels. À partir des années 1990, en lien avec l’avènement d’un régime démocratique au Niger, il désigne par extension des groupes de jeunes garçons qui se réunissent quotidiennement dans la rue, pour échanger et débattre.