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Sharon Lockhart : Les personnages de ce film sont six jeunes femmes avec qui je travaille depuis 10 ans. Nous avons déjà fait deux films ensemble et elles comprennent chaque aspect du cadrage et du timing. Le film a été chorégraphié comme une pièce de théâtre, les sujets entrent et sortent sur scène comme au théâtre. Elles entrent une par une et chacune travaille indépendamment tout en formant une équipe. À de rares occasions, deux des personnages arrivent ensemble mais partent du cadre une à une jusqu’à ce que le spectateur soit laissé seul avec une seule personne dans l’obscurité, puis complètement seul avec l’obscurité et l’image.
Le film est un plan séquence en caméra fixe, pourquoi ce choix ?
Depuis 1997, je travaille presque uniquement en plan long et avec un cadre fixe. Je l’associe avec le fait de regarder un tableau ou une photographie dans lesquels il y a un cadre fixe dans lequel nos yeux peuvent se déplacer. Il n’y a pas de montage pour vous amener à une conclusion narrative ou pour vous dire quoi penser. Mes films laissent toujours beaucoup de place à la contemplation. J’espère que les spectateurs réfléchissent à chaque aspect de ce qu’ils regardent, y compris ce qu’il y a derrière la caméra et le lieu où ils visionnent.
Eventide est une expérience complète, était-ce votre but ?
Oui, effectivement je vois mes œuvres comme des expériences autonomes qui durent dans le temps. Pour les spectateurs d'Eventide, le ciel est un marqueur évident du temps qui passe. Le changement de la lumière à l'obscurité révèle petit à petit les étoiles et établit la durée totale du film. C’est un changement lent, presque imperceptible, visible davantage de manière rétrospective que dans le moment présent. Les mouvements occasionnels et volontaires des satellites créent une sorte d’horloge visible quand ils se déplacent dans le ciel. Ces deux marqueurs de durée sont ensuite périodiquement entrelacés par les traînées surprenantes et imprévisibles de météores, pendant que les petits morceaux de roche sont attirés dans l’atmosphère terrestre par la gravité et terminent ensuite leur voyage en brûlant en un éclair.
Un des aspects les plus importants du film, je trouve que l’on oublie souvent, c’est le son. Dans ce film, le son a sa propre trajectoire en miroir des changements entre la lumière et l’obscurité. Il est réfléchi de manière à ce que, à la fin, l’environnement sonore disparaisse, accentuant la solitude de la dernière silhouette et nous inculquant un sentiment d’inconnu. C’était l’une des dualités qu’il y avait au cœur de ce projet : le connu et l’inconnu. L’idée c’est qu’ils sont en train d’explorer un territoire inconnu. Lorsque l'obscurité envahit l'image, elle limite le monde connu et offre un espace pour imaginer ce qui s'y trouve.
Je n’ai pas pu m’empêcher de penser qu’il y avait un lien entre le film et le réchauffement climatique. Est-ce que c’est un sujet important dans votre travail ?
En tant que groupe, nous avons réfléchi à l’avenir et au paysage politique dans lequel nous vivons, ce sont des temps très sombres. Nous avions tous lu Octavia Butler, donc nous avons discuté dans le processus de création du film de l’idée d’un avenir obscur, et nous avons eu des discussions sur le réchauffement climatique. Quand on vit sur une île, la proximité avec la mer rend l'environnement omniprésent. Néanmoins, il y a également plusieurs autres idées présentes dans le film. Je vois ce film comme laissant beaucoup de place au spectateur afin qu’il fasse ses propres liens et y apporte ses pensées. Par exemple, certaines personnes voient le film comme apocalyptique et déprimant, alors que d’autres le voient comme un message d’espoir. La question du changement climatique fait partie d’une question plus large qui est celle de la place des humains dans la nature. Peu importe ce que l’on voit dans le film, cela est modulé par la technologie et elle joue un rôle très important dans le film. Par exemple, les satellites ajoutent un élément au film, ils renvoient à l’idée de technologie, interrogeant le fait que les étoiles existent en dehors de cette technologie. De façon similaire, les personnages utilisent la technologie (leur lampe de téléphone) pour les aider à inspecter le paysage, cela les met dans la même position que les spectateurs.
Le film commence entre jour et nuit, était-ce par choix ou par hasard ?
Le hasard joue un rôle très spécifique dans mon travail. car j’essaye de réfléchir au plus de détails possible durant le processus de planification du film. Par conséquent, une fois que tout est clair et que j’allume la caméra, je suis heureuse quand le hasard pointe son nez. Pour ce qui est d’Eventide, le film était chronométré pour exactement 30 minutes, de la disparition du soleil du ciel jusqu’à ce qu’il fasse nuit. Nous avons fait plusieurs tests pour chronométrer le temps exact. Les gens ne réalisent pas que le ciel change si rapidement et qu’il fait nuit en 30 minutes parce que nous prenons jamais le temps de faire l’expérience. Les spectateurs sont souvent surpris par cet aspect.
Pour finir, comment imaginez vous la diffusion du film, son futur ? L’imaginez vous comme une œuvre d’art dans un musée ou pour des spectateurs dans un cinéma ou une plateforme ?
Comme je suis une artiste à la frontière entre l’art et le cinéma, j’ai toujours montré mon travail dans des cinémas comme dans des musées ou des galeries d’expositions, en tant qu’installations. Ce projet a déjà fait son parcours en tant qu’installation dans des galeries tout comme il est sorti dans des cinémas. Néanmoins, je n’ai jamais sorti mes films sur des plateformes de diffusions parce que je les vois comme des expériences dépendantes de l’espace dans lequel ils sont montrés.
Propos recueillis et traduits par Louise Limosin
Le film sera projeté les mercredi 29 mars à 15h30 au MK2 Beaubourg et Vendredi 31 mars à 20h45 au Centre Pompidou