Pouvez-vous nous en dire plus sur Amílcar Cabral et le lien qu'il établit entre l'éducation et la lutte pour la liberté ?
Sonia Vaz Borges : Mettre tout ce poids sur Cabral est un peu excessif : je préfère parler du collectif dont Cabral faisait partie, le PAIGC (Parti africain pour l'indépendance de la Guinée et du Cap-Vert). Je ne peux pas résumer en quelques mots la théorie de Cabral sans comprendre l'ensemble du collectif.
Nous pensons tous que l'éducation consiste à aller à l'école et à apprendre quelque chose, et à partir de là, à prendre conscience d'une situation. C'est en fait le contraire : on est conscient d'une situation, et l'école aide à compléter ce processus. Il y a ce sentiment que quelque chose ne va pas ou doit être clarifié, ce qui nous amène à réfléchir plus en profondeur sur le processus. C'est l'éducation militante. En reprenant l'idée de Cabral, vous ne pouvez pas mener une lutte de libération sans investir dans l’éducation. Car le processus de libération et la lutte sont tous deux liés à l'éducation. Vous pouvez vous battre avec des armes, mais cela ne signifie pas que vous serez libéré par leur puissance. Vous devez être éduqué et pour cela, vous devez être conscient du passé, d'où vous venez.
Filipa César : Je pense que cette définition de « l'éducation militante » devrait être « l'éducation ». Sonia l'a bien exprimé : l’essence de l’école comme lieu qui accueillera votre conscience de la vie et permettra son expansion. À l'école coloniale, on ne pensait pas à sa condition de guinéen. C’étaient les idéaux de l’empire colonial portugais qui étaient imposés.
S. : Nous devrions penser à l'éducation dans un sens plus large, comme l’a fait le PAIGC pendant la lutte de libération. On allait à l'école et on apprenait les normes colonialistes, mais en rentrant chez soi on était confronté à une réalité totalement différente. Cette contradiction doit être explorée et apportée dans une salle de classe mais aussi en dehors.
Considérez-vous ce film comme un devoir de mémoire de la lutte pour l'indépendance de la Guinée-Bissau ?
S. : Tout le film est basé sur des souvenirs, sur des récits livrés par plusieurs personnes. De la façon dont les gens vivaient pendant la lutte et utilisaient la mangrove comme lieu de protection. Tout sur le terrain vient de la mémoire ou de l’imagination, qui fait aussi partie de la mémoire.
Quel message avez-vous souhaité transmettre sur la nature à travers votre film ?
S. : Ne pas voir la nature comme un élément extérieur aux humains, ou nous, les êtres humains, comme un élément extérieur à la nature. Là-bas, dans la mangrove, nous sommes tous les mêmes. La nature nous a aidées à faire ce film, avec le temps, l'eau, la marée, les racines, les ombres, le soleil, les sons constants autour de nous... La nature était comme un autre acteur, ou réalisateur. La nature a aussi protégé notre matériel qui tombait dans l'eau : elle nous a laissé le rattraper !
F. : Certaines choses ont cependant été perdues... certains filtres, certains microphones… Mais la nature était bien le réalisateur et un acteur du film, déterminant comment nos objectifs devenaient humides ou secs.
Ces guerres anticolonialistes étaient également des pratiques anti extractivistes. Contre cette idée que l'on peut tout prendre et déplacer, quelles qu'en soient les conséquences, un état d'esprit qui sépare la nature des humains. Ces imaginaires de la libération indigène sont contre l'idée d'une existence en dehors de la nature.
L'un des outils intrinsèques de la libération est cette relation avec la nature, cette confiance dans sa protection. Les histoires de guerre sont similaires. Par exemple au Vietnam, l’armée américaine utilisait l’Agent Orange pour défolier les mangroves afin de voir les gens, détruisaient la nature afin d’attaquer les êtres humains.
Nous nous sommes sentis protégés par la mangrove et les gens ont spontanément partagé leurs petites histoires. L'apprentissage a besoin d’un lieu sûr. Un endroit où vous vous protégez de tout ce qui vous attaque, et créez cet endroit de conscience.
Qu'avez-vous cherché à mettre en évidence lors du montage ? Comment avez-vous choisi les histoires que vous vouliez raconter ?
S. : C'est le matériel qui a construit le récit, et non l'inverse. Les souvenirs, les témoignages oraux des habitants, et les imaginaires.
F. : Lorsque j'ai montré le film à mes étudiants, l’un d’eux a remarqué que le lieu était paisible, alors qu'il s'agissait de la guerre : il était furieux que nous ayons créé cet espace de beauté et de calme.
Et en effet, il y avait quelque chose de vraiment magique et éclairant dans cette lutte. En tant que personnes qui n'étaient pas là, nous avons assisté à de nombreuses conversations : il y a quelque chose de brûlant et de très beau, parce que les gens partagent cela avec nous, ce qu’a été ce besoin d’être libre en tant que mouvement. D'une certaine manière, même si la guerre est horrible, laide, nous voulions partager son envers : l'union, la lutte pour quelque chose que tout le monde désire dans son cœur, la liberté et la justice.
S. : Nous voulions aussi initier une réflexion sur l'exploitation ou l'oppression dans de beaux endroits comme la Guinée-Bissau. C'est un pays magnifique en termes de nature. Pourtant, dans cet endroit, il y a eu tant de souffrance. Dans la mangrove, nous avons également eu des scènes de violence lorsque Pedros a parlé de combats, ayant eu lieu dans ce même endroit où nous tournions. Nous avions cette combinaison de beauté, de laideur, d'oppression et de migration dans le même espace, et cela a donné le nom du lieu. Il s'agit de réfléchir à la manière dont ces histoires de libération peuvent être racontées dans un endroit magnifique comme la mangrove, où la guerre a également sévi.
Propos recueillis par Charlotte Joannic