Comment a émergé l’idée de ce film, dans lequel votre histoire d’amour avec Pierrot se mêle à votre engagement au sein du mouvement des Gilets Jaunes ?
J’ai rencontré Pierrot chez le coiffeur, où il m'a coupé les cheveux quelques semaines avant le début du mouvement. Plus tard à Paris, je l'ai vu faire un live en manifestation et lui ai proposé de le filmer. Je sentais une énergie incroyable dans ce mouvement, quelque chose de quasi-insurrectionnel. Chaque manifestant avait une colère singulière qui se liait aux autres. J'ai eu rapidement envie d'y participer, puis est venu ce désir de faire un film. Ça peut paraître paradoxal, mais filmer m'a permis à la fois de me protéger et de m'approcher, de voir à travers ma caméra ce que je ne verrais pas sans.
Vous parlez de vous protéger. Quels risques ont traversé ce film ?
Ce sont les risques liés aux blessures physiques et psychologiques dues aux violences policières. Il y a aussi un risque éthique relatif à l’utilisation policière ou médiatique des images qui peut nous échapper. Le risque de travailler contre ce que je souhaitais défendre. Alors il fallait de nouvelles images. De nouvelles images pour se défendre face au monde, face à toutes celles qu’on veut nous imposer. En tant que réalisatrice, c’est une défense nécessaire et je crois que ma colère vient aussi de là, de toutes ces images et discours qu’on nous fait avaler à longueur de temps. On manque terriblement d’images qui nous ressemblent, de récits intérieurs. C’est avec ces récits qu’on définit le monde et qu’on obtient les moyens de lutter, qu’on se ré-approprie des langages, qu'on renouvelle nos regards.
Filmer, était-ce un moyen pour vous de vous engager dans ce mouvement ?
Je me suis engagée physiquement, autant derrière ma caméra que dans cette lutte. Je suis à la fois militante et filmeuse. Je ne sais pas être l’une ou l’autre, comme déchirée entre ma colère et la nécessité de filmer. Mais à un moment, il devient impossible de faire les deux en même temps. Cette tension en moi persiste : la caméra me met à distance de ce que je filme. Alors je filme de près, au 50 mm, des visages et des paroles qui débordent souvent du cadre. C’est une façon d’éradiquer une distance pourtant impossible à faire disparaître. Je me suis toujours située comme personnage-caméra, ce qui m’inscrit parmi les gens que je filme. Cette trace depuis l'intérieur permet de raconter la multiplicité des petites histoires qui composent l'Histoire. Au moment du montage, je retrouve une distance qui me permet de construire la narration. La voix-off apporte cette sensation de légère distance et d’intimité à la fois. Tout le film est une tension entre les deux.
Pourquoi avez-vous pris la parole en off, et non à l'image ?
Ce n’est que lors du visionnage des rushes que j'ai découvert les possibilités de cette histoire d’amour avec Pierrot, ce qu’elle pouvait dire de la lutte. La voix-off est arrivée comme une lettre, une manière de lui, et de me parler à moi-même. C'est une adresse très intime qui touche finalement un universel plus large pour qui peut s’y retrouver. Ce qui est très délicat et périlleux avec ce film, c’est non seulement de mêler amour et insurrection, mais aussi d’enfreindre cette loi d’une voix-off rétrospective au film. Je choisis de parler au présent, de m’adresser aux images, à quelque chose que je suis en train de vivre ou de revivre.
Cette voix semble situer vos affects dans la constellation de ceux que vous captez. Est-ce une manière de réparer un écart possible entre vous et celles et ceux que vous filmez ?
Oui, d’une manière ma voix est parmi celles des personnes que je rencontre. C’est une conversation à plusieurs voix. C’est le parti pris du film. J’ai remarqué que la plupart du temps, les films qui parlent de lutte mettent en avant des idées abstraites. Mais derrière les grands mots, il y a toujours des affects : de l’injustice par exemple. Il n’y a pas de révolution sans révolutionnaires plein de joie ou de rage. La plupart du temps, on fait passer les affects pour quelque chose qui va amoindrir un propos politique. Je ne crois pas. Il y a des millions de gens marqués par la justice climatique, mais si tu n’as pas d’affect et que tu ne ressens pas au fond de toi ce que ça veut dire, tu ne te mets pas en mouvement. Dans les révoltes, là où on vit des choses collectivement, sans amitiés très fortes, sans amours puissants, on ne fait rien. Je ressentais de l’amour quand j’étais en manifestation, et c’est cette métaphore-là que je raconte. L’histoire d’amour n’est pas là pour être le penchant sentimental de la lutte, elle est là pour faire résonner les choses intérieurement, viscéralement. J'ai voulu remettre les projecteurs sur ces affects : entrer dans une lutte comme dans une joie immédiate, se sentir vivant. C’est ce que dit Simone Weil au sujet des grèves de 1936 : « Il s’agit, après avoir toujours plié, tout subi, tout encaissé en silence pendant des mois et des années, d’oser enfin se redresser. Se tenir debout. Prendre la parole à son tour. Se sentir des hommes, pendant quelques jours. Indépendamment des revendications, cette grève est en elle-même une joie. Une joie pure. Une joie sans mélange ».
Si l’intensité des Gilets Jaunes a fluctué, y a-t-il aujourd'hui des émanations du mouvement qui vous intéressent d’un point de vue cinématographique ?
Cette histoire n’a pas signé la fin de mon intérêt pour les mouvements de lutte. La fin de mon film, c’est que tout se soulèvera à nouveau. Aujourd’hui comme hier, les français s’expriment, nous nous devons d’écouter, puisque personne d’autre ne le fait. Je réalise un long métrage depuis cinq ans sur la Zone A Défendre de Notre Dame des Landes. Je me suis surtout intéressée au fait qu’à la ZAD, on habite le lieu où on lutte, ce qui n’est pas sans lien avec ce qu’une personne raconte dans le film : avec les Gilets Jaunes, on habite la rue à nouveau.
Propos recueillis par Ahmad Mojahed Attar et Thibaut Terdjanian