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Billet de blog 11 mars 2022

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Entretien avec Luc Decaster, réalisateur du Chant des oubliés

« Je voulais, par une symphonie, leur rendre hommage. » Luc Decaster suit en empruntant une forme symphonique la destruction d’une usine (Semperit à Argenteuil) après sa délocalisation, mais aussi la destruction de sa communauté et le désintérêt pour les êtres humains qui en font partie.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Le film part du même point de départ que Rêve d’usine, réalisé en 2000, une multinationale qui décide du jour au lendemain la fermeture et la délocalisation d’une usine. Cette fois-ci, c’est l’usine Semperit, à Argenteuil, où le réalisateur habite, et dont la fermeture est annoncée en juin 2017. Vaste bâtiment où les machines qui travaillent le caoutchouc ont été construites dans la technique Eiffel et témoignent d’un travail centenaire, l’usine accueille chaque jour ses ouvriers, à 90% d’origine étrangère. 

La symphonie 
Ce qui est également au cœur du film, selon Luc Decaster, c’est la façon dont l’art peut se mêler à la lutte, et cela à travers la place de la musique dans le film : « Au début je voulais parler de « Symphonie d’une destruction », mais Claire [Atherton], la monteuse du film m’a précisé : « il y a beaucoup plus d’instruments dans une symphonie ». Je l’ai suivie. Ici la composition musicale est créée à partir d’une matière faite de bruits de l’usine, de sons électroniques, d’une guitare électrique, de silences, de paroles et de percussions. Pour moi une réalisation, c’est avant tout un travail collectif : le montage des images et des sons de Claire, le travail de Marius [Atherton], du mixeur [Eric Lesachet], grâce à eux ce film est devenu un nous, et avec une productrice à l’écoute [Anne-Catherine Witt]. » 

Le travail plastique
Le film se démarque en effet par sa démarche : pas de recherche de chronologie des faits dans le montage, mais une recherche esthétique et un travail plastique. On le retrouve à travers les sons de la machine qui voient se mélanger une musique électro acoustique et les bruits de ses rouages. Ce travail musical est notamment celui de Marius [Atherton] : « C’est quelqu’un qui cherche, et c’est ce qui m’intéressait : il est venu pendant le tournage lors de la casse de l’usine, pour la prise de son, et il a fait des essais sur des pré-montages avant même le montage. » 
Le film sort de son silence dans la dernière partie, celle de la destruction, grâce à cet apport musical, qui met une voix, des mots aux accents étrangers qui vibrent d’intensité, sur l’effondrement d’un lieu et d’une communauté. « Le chant de la fin, c’est celui d’un homme qui n’a toujours pas de papiers. Marius le connaissait, moi je ne l’avais jamais entendu. Il s’appelle Ibrahima. Il improvise dans sa langue maternelle face aux images de la destruction de l’usine. »

La double destruction
C’est un film qui rend à ces hommes ce qui leur revient de droit, à savoir la reconnaissance de leur valeur, de leur travail, de ce qu’ils ont créé et entretenu pendant plusieurs années dans ce lieu où une poignée de puissants peut décider de les retirer du jour au lendemain pour des motifs économiques. C’est le « Chant des oubliés », de ceux que l’on ignore, que l’on omet de la vie politique, qui sont les piliers de notre société mais que l’on ne considère pas assez comme tels. « Je voudrais que les gens pensent à cette communauté impressionnante formée de personnes qui viennent de tous les pays et sont rejetés aujourd’hui : on les voit qui s’embrassent à la fin. Pour moi c’est une double destruction, ils perdent leur travail alors qu’ils se sont usés au travail, on les vire et on casse cette communauté qu’ils ont créée ensemble pendant dix, vingt, voire trente ans pour les plus anciens. Cette vie-là va être cassée, éteinte, et c’est dramatique. » 
Déplacer, relocaliser, reconstruire. À répétition. Où replanter ses racines quand celles-ci ne peuvent jamais s’implanter définitivement dans aucune terre ? C’est la question qui se pose pour ces hommes et ces femmes qui tentent de recréer toujours, de s’unir et de construire une vie qui ait du sens, où le collectif prime, où la communauté s’organise et permet à chacun de trouver sa place. « Ce qu’ils ont vécu ensemble à l’intérieur, c’est un exemple de vie. » souligne Luc Decaster. 
À mon sens, le film dénonce mais donne aussi à réfléchir sur une autre façon de considérer le travail ouvrier et le collectif, de placer celui-ci au centre plutôt qu’en marge. En somme, de redonner à tous les hommes, sans se préoccuper de leur origine ou de leur fonction, leur place et leur poids dans la cité. 

Propos recueillis par Auriane Lebert. 

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