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Billet de blog 11 mars 2022

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Entretien avec Noëlle Pujol, réalisatrice du film Les Lettres de Didier

10 ans après Le Dossier 332, Noëlle Pujol est de retour à Cinéma du réel. En 66 minutes, la réalisatrice adapte les lettres que son frère lui a adressées pendant de nombreuses années. Axel Bogousslavsky et Nathalie Richard interprètent le frère et la sœur.

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Tout d’abord quel a été votre parcours pour devenir réalisatrice ?
Noëlle Pujol : J’ai grandi dans une famille d’accueil dans une petite ville au pied des Pyrénées; encerclée de montagnes. Ma mère d’accueil venait d’Afrique du Nord. Dans un mélange de langues, elle racontait sa vie dans les colonies à la communauté enfantine qu’elle élevait. Elle avait la capacité de prolonger le temps. J’étais captivée par ses histoires, des images ont commencé à résonner. Je suis passionnée par l’art, je peins. J’aime regarder les images. Par la suite, j’étudie l’histoire de l’art, puis j’intègre les Beaux-Arts de Paris où j’assiste aux cours de cinéma donnés par Jean-Claude Biette. En parallèle à mes études, je suis surveillante au lycée Paul Valéry. J’utilise une petite caméra vidéo sur mon lieu de travail. Je filme les adolescents, mais aussi mes collègues de travail. Ce sont des rencontres entrelacées avec des personnes, des lieux, qui me permettent de construire les outils sensibles de mon expérience artistique et cinématographique. 

Sur combien de temps s’étire la relation épistolaire représentée dans le film ?
Notre correspondance a commencé au début des années 2000 au moment du départ de Didier dans un foyer d’accueil spécialisé qu’il appelle « Le Château ». Je possède 149 lettres et cartes postales non écrites sur leur verso. Didier a choisi avec une grande minutie ces images. Puis un jour, Didier va plus loin. Il n’écrit plus. Il décide « d’écrire avec le téléphone », de déposer de longs messages sur mon répondeur. De créer des monologues dialogués entre lui et moi. C’est la musique d’attente téléphonique du « Château » que l’on entend à deux reprises dans le film, au moment de la séquence dansée sur le chemin de terre et celle à l’intérieur du train.
La chronologie des lettres de Didier est une affaire d’encre et de tampon postal. Ce n’est pas celle que j’ai choisie. J’ai entraîné les acteurs dans les écrits de mon frère en leur remettant les lettres comme des cartes à jouer, que j’ai brassé le temps d’un mélange suffisamment bien équilibré pour que l’on ait le sentiment d’une relation éternelle.

Comment définiriez-vous la « Didierlangue » ?
L’écriture poétique de Didier me fascine: il écrit de longues phrases sans ponctuation. La première lettre de chaque mot commence par une majuscule. Les mots sont déformés, recomposés, répétés. Son écriture en habit d’Arlequin, faite de morceaux et de collages, donne à sa langue une matérialité, une sonorité particulière, un rythme. Ses lettres sont très ironiques, mais derrière cet humour se cache aussi de la gravité. 
L’écriture de Didier a ses propres lois. Elle pose des questions de cinéma. Home is the tongue, habiter dans la langue de Didier, c’est habiter son imaginaire. Il est le chroniqueur du rêve et de la réalité. Il fait tout éclater, la grammaire, le Monde, tout, tout est en mouvement !

Comment avez-vous choisi les lieux de tournage ?
J’ai senti qu’il fallait partir très loin avec les acteurs, dans un pays étranger, entouré par une autre langue. C’est la Hongrie que j’ai choisie. J’y ai tourné plusieurs films dont Tous les enfants sauf un cosigné avec Andreas Bolm (Cinéma du Réel, 2008). J’aime les stations de bus en Hongrie, les correspondances à prendre, les distances des paysages ruraux et industriels à traverser. 
Andreas nous invite à séjourner à Torvaj - un petit village situé à côté du lac Balaton - pour initier des essais. Pendant douze jours c’est notre studio en plein air ! Les couleurs vives des champs d’été où le ciel est toujours bleu, les sous-bois éclatants, donnent l’impression d’un décor de conte poétique. Torvaj c’est un peu notre Brigadoon ! 
Je voulais que les comédiens vagabondent sur les routes, se confrontent aux espaces, prennent de l’espace, en voyage, en exil, au pays des lettres de Didier. 

Personne n’est mentionné dans l’écriture du scénario, est-ce vous qui avez structuré celui-ci ? Avez-vous repris des éléments classiques/traditionnels de la romance et du film d’amour pour construire le récit ?
Le scénario ? Le titre du film le signe. J’ai choisi 10 lettres parmi les 149 disponibles. L’intime et le romanesque burlesque débordent des récits de Didier. Son amour-humour du verbe est porté par le corps et la voix des acteurs. Au montage, certaines lettres reviennent deux fois mais dans une autre version. C’est peut-être à cet endroit-là de la reprise et de l’ellipse que le film d’amour se construit.

Quelles ont été vos indications de mise en scène pour les acteurs ? Leur avez-vous laissé une grande liberté dans leur jeu (rythme, émotions) ? Il semblerait que vous ayez laissé beaucoup de place à l’improvisation et aux aléas du direct lors du tournage (une voiture qui passe et klaxonne par exemple).
Avant le tournage des plans en plein air, les comédiens s’accaparent les textes bruts, expérimentent la lecture à voix haute, le parler-chanter. Ils cherchent différentes tonalités pour donner vie au comique, à l’ironie, à l’émotion contenue dans ces écrits. 
On parle des voix de Malraux, Camus. Le discours de Malraux, prononcer voyelles et consonnes, rythmer la phrase. La diction de Nicole Stéphane dans Les Enfants terribles. Le discours de Martin Luther King, un chant de paix extrêmement violent. Une attention à toute la naissance du langage et de la poésie. Aller vers la grandiloquence avec la poésie. Axel dit : « Ce n’est pas qu’une parole, c’est une action ». Une urgence à dire. Cela lui fait penser aux sonnets de Shakespeare qui racontent des choses quotidiennes. Avec Andreas, on déplace des meubles dans les champs. Je lance un extrait d’une scène frénétique chantée et dansée par Ivie Anderson dans A Day at the Races (Sam Wood, 1937), puis nous sortons enregistrer sur les chemins de campagne. Film et vie se mêlent.

Des projets ?
Je suis en train de développer Boum ! Boum !, produit par So-Cle Production, (Clémentine Mourão-Ferreira), la suite fictionnelle des Lettres de Didier. Je repars des correspondances de mon frère, en associant l’énergie et la matière de sa langue, au quartier des Puces de Saint-Ouen.

Propos recueillis par Adrien Gettliffe

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