Pouvez-vous décrire la démarche artistique dans laquelle vous vous inscrivez ?
Je m’attache à raconter des histoires un peu moins visibles ou invisibilisées, qui portent un enjeu politique fort, dont la forme est souvent photographique, mais qui peut être également multiple. Il y a vraiment un travail de recherche considérable, je m’intéresse à des événements historiques et politiques qui ont existé. J’ai besoin de comprendre ce qui s’est passé, connaître les enjeux et récolter des témoignages de personnes qui ont vécu ça. C’est tout un travail de recherche, d’archives, de rencontres qui prennent plusieurs mois, voire plusieurs années. C’est seulement après qu’arrive l’idée formelle, ce n’est jamais défini à l’avance. L’image naît de cette archéologie. Finalement, je donne à voir et essaye d’analyser les images ou les représentations de violences d’États ou d’événements traumatiques.
Votre film Hors-titre est tiré d’une de vos photographies À propos d’une chambre occupée (vision d’une soirée d’octobre 1961), l’idée de faire un film existait-elle en même temps que l’idée de la photographie ?
Il y a souvent ce dialogue entre le photographique et le cinématographique dans mon travail. Je savais que je voulais une caméra dans le processus de prise de vue. J’ai eu un geste un peu instinctif qui est né pendant qu’on travaillait. Dans cette photographie qui évoque le 17 octobre 1961 et le massacre qu’il y a eu lieu cette nuit-là, on voit un homme qui sort de sa chambre pour rejoindre la manifestation, et j’ai filmé dans cette chambre comme un geste d’archivage du travail photographique.
Que vouliez-vous raconter à travers Hors-Titre ?
Avec Hors-titre, c’est vraiment une reconstruction totale d'un événement qui a vraiment existé. Au départ, j’imaginais un jeune homme pour représenter le personnage, parce que lorsque l’on voit les images de cet événement, c’est plutôt des jeunes militants, des jeunes ouvriers. En premier lieu, il semble être quelqu’un de jeune, mais quand on s’attarde sur le film et la photographie, c’est quelqu’un d’assez âgé, il a ses mains ridées et des cheveux grisonnants. Cet homme est presque le témoin contemporain de lui-même qui est mort ce jour-là. Je fais également référence aux chibanis algériens qui vieillissent dans leur chambre encore aujourd’hui, et qui ne sont pas rentrés en Algérie. C’est un jeu entre passé et présent, visible et invisible.
Le film est composé d’images en couleurs et en noir et blanc. Pourquoi avoir décidé de jouer sur ces deux univers ?
L’espace en couleur est un tout petit lieu, un tout petit endroit qui raconte le hors-champ de l’événement, c’est la chambre qui porte en elle les traces du massacre du 17 octobre 1961. Ce dont je parle se passe hors-champ, c’est comme ça que j’ai imaginé le montrer. Dans la deuxième partie du film tourné en noir et blanc, on bascule vers le hors-champ du travail ; de la création. On se rend compte que les images en couleurs sont une pure fabrication. C’est comme si l’un était le négatif de l’autre. Comme c’est un événement qui manque d’images, il y a à la fois ce jeu d’archiver le travail que je réalise, mais aussi d’archiver en quelque sorte l’événement dans un sens plus large.
Pourquoi avoir fait le choix de réaliser un film muet ?
La question du silence enveloppe d’une certaine manière cet événement, il est presque multiplié par le silence du film. C’est aussi une façon pour chacun et chacune de créer sa propre nappe sonore, de projeter ce qu’on ressent par rapport à cette histoire ou par rapport à ce que je raconte.
Abbas Kiarostami, grand cinéaste iranien, travaille sur cette frontière entre documentaire et fiction, il affirme que « Bien que nous soyons redevables à la réalité, il me semble que le premier pas pour arriver à ce cinéma-là consiste à briser cette réalité. » Vous sentez-vous proche de ce qu’il démontre ?
Kiarostami est un cinéaste important. Comme ce que je disais, les projets que je réalise sont extrêmement ancrés dans la réalité, mais aussi dans le documentaire, car il y a toute cette recherche à réaliser en amont. Or, je prends aussi du recul et j’invente quelque chose qui m’est propre, ça devient une fiction. Cet homme est un personnage que j’invente même s’il est très inspiré de mes recherches. Il faut briser ce réel, et ne pas avoir peur de la mise en scène.
Justement, la complexité n’est pas de trouver un bon équilibre entre la réalité et la fiction ?
Tout à fait, c’est complexe. Le travail du chef décorateur, Samuel Charbonnot, est assez incroyable de ce point de vue-là, car on a vraiment essayé de faire quelque chose qui soit presque comme une vraie chambre. À partir du moment où l’on a créé un espace qui est très proche de la réalité, on peut se permettre cinématographiquement et photographiquement de jouer à l’intérieur. Ce qui m’intéresse ce n’est pas que les gens soient simplement des regardeurs, c’est qu’ils soient aussi inclus dans l’histoire que je raconte, dans l’image que je crée.
Pensez-vous que les gens ont pris conscience et connaissance de tous ces conflits, notamment de ce qu’il s’est passé durant la guerre d’Algérie ?
Il existe un manque évident de reconnaissance politique, d’images et aussi de compréhension. Il reste encore beaucoup à raconter. Le film pose la question de ce manque de représentations en recréant une image elle-même mise en scène, une manière d’archiver ces absences. Cette archive reconstruite invente un espace qui dialogue avec les traces de l’absence. Mais il ne s’agit évidemment que d’un minuscule fragment. Encore une fois, l’événement dont je parle ici - la répression de la manifestation du 17 octobre 1961 - se passe hors champ, en dehors de cette chambre et de l’espace du film… charge au regard de reconstruire cette image manquante. Hors-titre pose la question de l’effacement, comment donner au travers de la fiction une place à un travail de recomposition politique et artistique ? Il s’agit de penser l’écriture d’une histoire politique, de luttes et d’indépendance tout en faisant face à l’oubli et à l’effacement de cette même histoire.
Propos recueillis par Claire Gosset