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Billet de blog 12 avril 2022

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Entretien avec Hamedine Kane, réalisateur de La Maison bleue.

Profondément préoccupé par les sujets de l’exil et de l’errance, Hamedine Kane, dans La Maison bleue, nous emmène au côté d’Alpha, artiste exilé qui a créé, au sein même de la jungle de Calais, un endroit de partage, de rencontre et d’espoir placé sous le signe de l’Art.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Comment vous-est venue l’idée de filmer Alpha ?

Alpha est mon ami d’enfance. On a grandi ensemble dans le même village, au nord du Sénégal, à la frontière mauritanienne. Il est parti en 2005, et a pris des chemins un peu plus longs ; il est passé par la Syrie, la Turquie, la Grèce, tandis que moi je suis parti vers 2009 et je me suis directement installé à Bruxelles. En 2015, je vivais en France, et un beau jour, j’écoute la radio et je l’entends ; je reconnais sa voix, c’était très bizarre, c’était vraiment une grande surprise. Je l’ai cherché sur les réseaux sociaux et je lui ai écrit.

Au même moment, je travaillais déjà sur un autre projet de film qui tournait autour de l’exil. C’est un sujet qui m’intéresse beaucoup depuis quelque temps car c’est quelque chose que j’ai vécu.  Puis, Calais existait dans mon imaginaire, on en parlait tous les jours à la radio, et j’ai eu un déclic. Je me suis dit que c’était, non seulement l’occasion de revoir Alpha, mais aussi de prendre une caméra et de voir ce que je pouvais y faire là-bas. Avant d’y aller, on a discuté un peu, on s’est appelé pas mal de fois et je lui ai dit que je faisais des films. Au départ, je ne savais pas qu’Alpha était artiste ; ça m’a vraiment bluffé.

Lors du tournage, où logiez-vous ?

Quand j’étais là-bas, j’habitais avec lui. Le film est construit comme ça, ce sont deux amis qui se retrouvent après des années d’absence, il y a une sorte de mémoire, une image manquante. L’idée du film c’était de récréer ce qui correspondait aux années où l’on ne s’est pas vu. Ce qui était intéressant, c’est qu’Alpha avait changé ; en dix ans on change. Il avait acquis d’autres compétences, d’autres manières de voir le monde par ce travail artistique et moi aussi. Tout le film se base autour de cette réparation, de ce temps un peu suspendu, de cette mémoire manquée. J’y suis allé régulièrement pendant deux ans et demi, pendant le temps qu’a duré la jungle. 

Il était donc assez facile d’accéder à la jungle ?

À l’époque oui, il y avait la police partout mais on pouvait y aller. Il y avait beaucoup d’Anglais, beaucoup de Français aussi, des gens de toute l’Europe étaient présents pour soutenir les exilés. Il y avait également beaucoup d’activistes et d’artistes ou encore des avocats, des médecins. Finalement, c’était une petite ville, il y avait 11 000 personnes à une période. Tout ça faisait quand même une ambiance assez incroyable, c’était très étonnant et très particulier.

Est-ce qu’Alpha vous incluait dans le processus de création de ses œuvres ?

Il me demandait mon avis, me posait des questions et j’aidais la plupart du temps à la conception du lieu afin d’en faire un endroit habitable et un lieu d’art, de production et de partage. Il faut savoir qu’il y avait énormément d’autres artistes parmi les exilés et que d’autres hors de la jungle venaient pour aider ou pour monter des projets. Il y avait vraiment un vrai engagement pour rendre accessible la culture dans la jungle, même dans ces conditions. Tout ça a créé des rencontres. C’était un lieu communautaire, avec beaucoup de partage, beaucoup de solidarité. Le lieu d’Alpha cristallisait un peu tout ça parce que tout était accessible, on pouvait cuisiner, boire un coup ; il y avait l’atelier, une école où les gens pouvaient apprendre le français. Alpha avait tout un système d’électricité où les gens pouvaient venir brancher leur téléphone. C’était vraiment un lieu autonome, une zone à défendre.

En effet, La maison sur la colline est un vrai espace de partage, elle rapproche les gens. Or, on ne voit pas beaucoup Alpha en contact avec les autres exilés.

Je ne voulais pas le filmer avec d’autres personnes, ça c’est un choix drastique que j’ai fait. C’était très clair pour moi dès le début, c’est-à-dire que je voulais faire un film qui retraçait la singularité. Je voulais bien évidemment parler aussi de l’exil et de la migration, mais je ne voulais pas faire comme les médias qui, eux, nous montrent des gens, des ombres, mais dont on ne sait jamais qui ils sont ; on ne sait pas comment ils s’appellent, d’où ils viennent et qu’est-ce qu’ils ont dû traverser pour arriver jusque-là. Je ne voulais pas filmer les gens si je ne prenais pas le temps de savoir qui ils étaient individuellement. Cependant, on les entend, ils restent en périphérie. Le son est très important.

Je suis assez sensible à la distance, à comment on filme les gens, comment on les regarde et comment on restitue ce regard au cinéma ou à la télé parce que c’est ce qui permet d’être proche ou non du sujet filmé. Mon choix était de restreindre la caméra sur le personnage d’Alpha mais aussi sur son habitat et sur sa manière d’évoluer. C’est aussi un film en huis clos, c’est très serré au début et petit à petit ça s’ouvre sur la jungle, même si on ne la voit jamais entièrement.  

Faire des choix, c’est une grande responsabilité du cinéaste, ce sont des choix éthiques et esthétiques qui restituent de la façon la plus juste ce qui se passe.

Comment vous êtes-vous positionné vis-à-vis des médias et des personnes extérieures au camp qui s’approchaient d’Alpha ?

J’ai pris de la distance, je ne voulais pas participer à leurs conversations. C’est encore un choix que j’ai fait, je ne voulais pas qu’il puisse y avoir une fausse lecture de ce que je faisais. Quand les gens interviennent dans le processus, ils interviennent par rapport à l’idée que l’on se fait des migrants, ce n’est pas une image très positive et je ne voulais pas de ça.

Comment avez-vous fait pour faire surgir la parole d’Alpha ?

Parfois, je lui disais de développer ce qu’il pouvait évoquer parce que ça m’intéressait vraiment. C’est quand même hallucinant, de Dakar jusqu’ici, il faut 5 heures, lui ça lui a pris 10 ans et je voulais savoir ce qu’il s’était passé pendant tout ce temps. Je ne voulais pas non plus le filmer frontalement, c’est dur mais ce n’est pas frontal. C’est pour ça que la caméra fuit ; quand Alpha raconte son périple, allongé sur son lit avec une guitare à la main, la caméra ne reste pas tout le temps sur lui, elle passe à travers la porte puis elle revient ; on voit la lune, la nuit, les gens qui passent, les ombres. Cette séquence, c’est l’odyssée.

Cette libération de la parole est vraiment possible parce que vous êtes liés tous les deux. Même si on ne vous entend pas beaucoup parler avec lui, on est spectateur d’une intimité précieuse.  

Il y a ce besoin de parler, de se confier, de restituer la parole. Tout ça fait écho chez moi, donc il est encore plus en confiance pour raconter son histoire et la raconter avec toutes les images qui vont avec. Quand Alpha raconte cette odyssée, c’est tout un monde qu’il nous donne à voir et auquel on n’a pas accès en tant que public européen complétement obnubilé par ce que disent les médias et les images. C’est un témoignage assez rare et précieux. Le rôle du cinéma et du cinéaste c’est de restituer le monde caché, tel qu’il est vraiment et pas comme ce qu’on essaye de nous faire croire.

Savez-vous comment cette pratique plastique est née dans la vie d’Alpha ?

Je pense qu’Alpha a toujours été artiste, c’est juste que ça ne se définit pas de la même manière qu’ici. Quand on était jeunes, c’était vraiment le petit gars qui était capable de tout faire avec ses mains, faire des petits vélos, réparer les charrettes, faire des petites figurines, un tas de choses comme ça. Je pense qu’avec l’expérience du voyage qui a duré très longtemps, il a vu comment on pouvait percevoir différemment ses objets et ses formes. C’est ça qui est étonnant : c’est la route qui a révélé sa pratique artistique. À Calais, ça a été exponentiel car il y avait énormément d’artistes qui venaient et affirmaient qu’il avait du talent et qu’il devait en faire quelque chose ; ils étaient complètement hallucinés par sa capacité à fabriquer des choses, à créer des formes. De plus, avec les médias, ça a totalement propulsé son art. C’était la star de la jungle.

Alpha ressentait-il des craintes vis-à-vis de son futur ? Se confiait-il à vous ?

Il avait quand même des inquiétudes, il était très en colère vis-à-vis de la situation, comme tous les exilés qui étaient là. Alpha s’est très vite dit qu’il pouvait profiter de la situation pour avoir ses papiers maintenant qu’il était connu. Bien sûr, il y avait les politiques hostiles qui venaient faire des visites un peu tapageuses et médiatiques comme Manuel Valls, Bernard Cazeneuve et Natacha Bouchart, mais d’un autre côté, il y avait la présence des gauchistes, des verts, des socialistes, il s’est fait des contacts, ce sont eux qui l’ont aidé à avoir ses papiers.

Il craignait plutôt de ne pas avoir ses papiers à la fin de la jungle. Il ne voulait plus aller en Angleterre, c’était trop dangereux.

Êtes-vous encore en contact aujourd’hui ?

Non pas beaucoup. Quand la jungle a été détruite, c’était dur pour lui. Pendant une grande période tout le monde venait le voir et d’un coup, tout s’est arrêté, il s’est senti un peu abandonné. Je pense qu’il voulait passer à autre chose, prendre sa vie en main, changer de milieu et oublier cette expérience. Il a pris un peu de distance et je n’ai pas insisté. Actuellement, il vit en France, il fait partie d’un collectif d’artistes qui s’appelle L’atelier des artistes en exil. La dernière fois que je l’ai vu c’était cet été, en juillet, au village. On a vécu une expérience assez intense, je pense qu’on va se retrouver. 

Propos recueillis par Claire Gosset

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