« Tout brûler pour que tout le monde se réveille »
Cet article est une retranscription d'un échange avec le cinéaste.
Quelques jeunes adolescents qui discutent en bas d’une barre d’immeuble, suivi de quelques carcasses de voitures cramées. Ainsi s’ouvre Kindertotenlieder, le dernier court-métrage de Virgil Vernier, qui propose un retour en images sur les émeutes de l’automne 2005 dans la ville de Clichy-sous-Bois. Le film est un projet que Virgil Vernier a commencé à construire à la demande de l’écrivain Éric Reinhart, qui met en place des projets artistiques avec la ville de Clichy. Ce film peut s’inscrire dans la lignée du travail de Harun Farocki ou plus récemment de la vague de documentaires réalisés autour des soulèvements du Printemps arabe, puisqu’il s’agit d’un film d’archives, en utilisant exclusivement des images tournées pour le JT de TF1, ayant eu accès à tout les rushs de l’époque. Mais les marques de la chaîne disparaissent, en dehors de l’entretien de Nicolas Sarkozy avec la journaliste Claire Chazal. Les images mises à la disposition du réalisateur sont les prises directes des journalistes, sans commentaire, sans voix-off. Des images brutes où seuls les habitants de Clichy s’expriment.
Le film commence par quelques bases historiques, pour bien saisir l’événement et comment on en arrive aux émeutes : la poursuite de trois adolescents par une patrouille de police qui se finit par la mort de deux d’entre eux dans un poste électrique d’un chantier. La parole toute puissante d’un ministre de l’intérieur qui entend mater les « voyous » de banlieue au nom de la République. Des images de mobiliers urbains en feu, et l’incompréhension de quelques riverains au réveil. L’attaque non expliquée de la mosquée de Clichy par les forces de police et l’envoi d’une grenade lacrymogène à l’intérieur de celle-ci. Au final, il y a peu d’images des émeutes en elles-mêmes, il y a surtout la parole des riverains. C’est l’effet de la caméra TF1. Les gens qui viennent parler sont là pour se montrer, faire le spectacle. Ceux qui sortent la nuit ne se montrent pas devant les caméras, ne parlent pas et ne s’expliquent pas. Il y a quelques traces de cette parole, mais sans images, juste du son ; on entend quelqu’un qui dit « Tout brûler pour que tout le monde se réveille ». Mais même ces éphémères captures ne passaient pas pendant le JT.
C’est aussi ce qui montre une des limites représentatives du film. « Le film reste une démarche balbutiante ». Même si les paroles journalistiques sont effacées, le matériel reste les images de TF1, chaîne qui, à l’époque, était presque une chaîne d’État. Pendant la période des émeutes, la chaîne faisait le relais de la parole et de l’action du ministère de l’intérieur. La violence des propos de Nicolas Sarkozy se retranscrit dans la construction médiatique et le traitement de l’événement. En faisant disparaître les marques journalistiques, on se rapproche d’une démarche qui aurait pu être naturaliste. Quand la caméra nous montre les voitures qui brûlent, plus de commentaire, juste le silence de la rue et le crépitement des flammes. Virgil Vernier a l’habitude de travailler avec le compositeur James Ferraro pour les bandes-sonores de ces films. Pour celui-ci, à cause d’un mauvais timing, le réalisateur travaille sans musique. Cela montre « le bruit et la fureur » de l’événement. Essayer d’enlever la propagande de l’image journalistique, la détourner, pour montrer un événement qui continue d’échapper à notre compréhension.
Kindertotenlieder ne se contente pas seulement d’évoquer le moment précis des émeutes de 2005. Le gouvernement de l’époque met en place l’état d’urgence, et impose un couvre-feu dans plusieurs villes de France, pour étouffer les révoltes qui ont désormais dépassé la ville de Clichy, dispositif qui n’avait pas été mis en place en métropole depuis la guerre d’Algérie. En octobre 1961, un couvre-feu est imposé dans la ville de Paris pour les Français musulmans d’Algérie. Le 17 octobre, une dizaine de milliers d’Algériens défilent pacifiquement dans les rues de la capitale, et sont violemment réprimés par la police parisienne. Plusieurs centaines d’entre eux en meurent. Mais le film parle également de notre temps présent, tant par les violences policières qui continuent de perdurer dans les banlieues françaises, que par les différents dispositifs sécuritaires pris par l’État français, au moment des attaques terroristes, et plus récemment avec la pandémie du Covid-19. Le montage du film a commencé pendant le premier confinement, on ne parlait pas encore du couvre-feu à 18h ou de ce genre de dispositifs. Les images qui concluent ce court film nous montrent des policiers qui contrôlent des gens pour leur simple présence dans la rue, et d’un hélicoptère qui quadrille la ville de Clichy-sous-Bois— images qui, désormais, semblent habiter nos quotidiens.
Propos de Virgil Vernier recueillis par téléphone par Léo Vesco le 04 mars 2021.