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Comment est né votre projet de filmer Beyrouth ? Qu’est ce qui vous a poussée à faire ce film ?
Maya Abdul-Malak : Ça faisait longtemps que j’avais envie de filmer Beyrouth, ville dans laquelle j’ai vécu et grandi. Je voulais la montrer à la lumière de ses paradoxes : à la fois lumineuse et ravagée, habitée par la vie et la mort. Je me suis demandée comment les Beyrouthins vivaient avec leurs morts, alors que la guerre, loin d’avoir été digérée, était toujours parmi eux, en eux ; comment ils étaient marqués par une histoire faite de conflits sans fin. J’ai fait le choix de commencer par la guerre de 1975-1990 pour remonter à des événements plus récents (l’attaque israélienne en 2006, l’explosion du port en 2020). Au départ, j’avais pour projet de faire un film qui superposerait des personnes racontant leurs rêves avec des voix de fantômes errants dans la ville, comme si les morts prenaient la parole. Je souhaitais raconter la mort qui habite cette ville, pourtant si vivante. Je me suis rendue compte que c’était too much. La commission du CNC [Centre National du Cinéma et de l’image animée] m’a encouragée à réécrire. J’ai donc décidé de ne garder que les rêves en faisant en sorte qu’ils soient hantés par des fantômes. Cela a donné trois personnages avec trois histoires différentes, qui racontent leurs rêves : un père qui reçoit dans ses rêves la visite de son fils, porté disparu en 1989, une dame palestinienne hantée par les massacres de Sabra et Chatila, et une femme dont la grand-mère a été retrouvée morte, dans les décombres de son appartement bombardé par l’armée israélienne en 2006.
Comment s’est fait le choix des personnes pour la voix-off ? Ont-ils participé à l’écriture ?
Non, c’est moi qui ai écrit le texte. J’ai récolté des récits de rêves auprès de proches ou ami.e.s habitant Beyrouth pour n’en garder que quelques fragments. Ce sont eux qui m’ont inspirée pour l’écriture du texte définitif. Il y a aussi un livre qui m’a beaucoup marquée. Il s’intitule 82 rêves pendant la guerre 1939-1945. Emil Szittya écrit sur l’inconscient en temps de guerre à travers plusieurs récits de rêves. À partir de ce matériau documentaire, j’ai fait un travail de fiction : il a fallu imaginer les personnages, leur histoire, leur vécu, leurs rêves. Pour l’enregistrement des voix, j’ai travaillé avec des non professionnels, je trouvais que leur voix était plus juste. Il fallait, non pas qu’ils lisent, ni qu’ils jouent, mais qu’ils incarnent les trois personnages. Par exemple, c’est un vieil épicier qui incarne la voix du père au début du film.
J’ai senti une ambivalence dans vos prises de vues. J’ai eu l’impression d’avoir sous les yeux un tableau de Beyrouth en demi-teinte. Vous cherchiez à tendre vers cela ?
Effectivement, il y avait cette volonté de cohabitation entre la vie et la mort, entre des rêves tragiques et des séquences lumineuses. Je vois Beyrouth comme un lieu de résistance et de vie. La séquence de danse cherche à incarner cela.
Beaucoup de plans sont larges, comme une mise à distance des habitants avec leur propre pays, en particulier ceux avec des personnes longeant la Corniche à pied. Qu’avez-vous souhaité communiquer à travers ces images ?
Les plans de promeneurs sur la Corniche s’enchevêtrent à la voix-off. L’idée était d’établir un lien entre les voix des personnes que l’on entend et les marcheurs que l’on aperçoit à l’image. Les rêves qu’on entend pourraient être ceux des Beyrouthins qui apparaissent à l’image. Et les morts dont rêvent les trois personnages pourraient aussi être ceux qu’on voit à l’image : les jeunes qui plongent sur la Corniche au début du film sont comme une projection du fils disparu par exemple. Les rêves réunis et les visages filmés forment ainsi une voix collective. Le fait de ne voir à aucun moment les visages des rêveurs renforce sans doute la mise à distance et le caractère collectif des propos. Alice Diop avait déjà entrepris cette démarche pour son film Vers la tendresse. Elle avait interviewé des jeunes hommes de banlieue parisienne sur leur rapport à l’amour : on entendait leurs propos tout en voyant d’autres hommes à l’image.
L’une des voix de femmes affirme à un moment que « Beyrouth est vide », suivi peu de temps après d’une anaphore percutante « Tu as volé mon argent, tu as volé ma ville, tu as volé mon avenir ». On sent un désespoir, accentué par des images d’une ville en ruine, de quelque chose qui n’est plus. France Culture utilise le terme de « ville-mémoire ». Ne pourrait-on pas parler de « film-mémoire » en ce qui concerne votre film ?
D’une certaine façon, c’est un film sur la mémoire racontée par le biais de rêves, de manière poétique plutôt que frontalement. Il s’agit d’une mémoire liée à une histoire qui se répète et s’accumule sans réparation, comme s’il n’y avait pas de place et de temps pour cela.
Dans Cinéma et histoire, Marc Ferro traite du manque de légitimité qu’a subi le cinéma en tant que source historique. Pendant longtemps, le 7e art a été mis sur le banc de touche. Aujourd’hui, cela tend à s’atténuer par la montée en popularité du genre documentaire et des cinéastes qui établissent des ponts entre art et histoire. Je pense notamment à Sarah Maldoror (Monangambé, Sambizanga) qui entreprend un travail important sur la décolonisation du regard et la représentation des corps noirs. Finalement, n’êtes-vous pas aussi un peu historienne dans votre démarche?
Je ne peux pas prétendre à un tel titre. Même si j’ai fait un travail de recherche, mon film est une proposition de cinéma, avec un point de vue personnel. Mes choix esthétiques de réalisation sont subjectifs. Je n’ai pas cherché à faire un panel de tous les événements qui ont dévasté Beyrouth ; j’ai choisi ceux qui me hantent, pour des raisons personnelles et politiques.
Sensible au cinéma iranien, j’ai retrouvé une approche esthétique similaire dans certains des plans de Beyrouth, notamment celui du van où l’on voit deux femmes voilées, passagères du véhicule, qui rappellent Taxi Téhéran de Jafar Panahi. Est-ce un clin d’œil volontaire au cinéma du Moyen-Orient ?
Je ne parlerais pas de clin d’œil mais j’aime le cinéma iranien, donc il fait partie de mes références, sans que je ne m’en rende compte nécessairement. Je me rappelle d’un film qui se passe intégralement dans une voiture : Ten [de Kiarostami]. On y voit une femme chauffeur de taxi et des personnes défiler tour à tour dans sa voiture. Le travelling naturel du van propose un côté intérieur-extérieur que j’aime particulièrement. D’autant plus que le film est constitué presque intégralement de plans d’extérieur : du van, l’extérieur est très présent. C’est drôle parce que votre question me rappelle une anecdote. Il y a quelques années j’avais l’envie de tourner un film qui se déroulerait uniquement dans un taxi service. Il en reste cette séquence ! »
À propos de la condition des femmes au Liban, en particulier les réalisatrices, quelle place ont-elles dans le pays ? Sont-elles libres ou y a-t-il une censure ?
Beyrouth est une ville où les différentes confessions et classes sociales se mêlent. Il existe beaucoup de réalisatrices libanaises ; si elles ont des difficultés à financer leur film, c’est comme partout ailleurs. On était une équipe entièrement féminine pendant le tournage : j’étais accompagnée d’une cheffe opératrice, d’une ingénieure du son, d’une assistante, et nous n’avons été confrontées à aucun obstacle pour tourner dans la ville. Il fallait au préalable des autorisations de filmer (une de la sûreté générale, une pour filmer dans la banlieue sud, une autre pour filmer dans les camps palestiniens).
Avez-vous quelques mots à adresser au public du festival ?
Je n’ai pas vraiment de message, le film ne m’appartient plus ! Mais si je peux donner un conseil aux spectateurs, ce serait de ne pas s’inquiéter s’ils ne saisissent pas toutes les références historiques du film, parce que je l’ai créé comme un poème en mouvement, qui fait appel, non pas à notre intellect, mais à nos sensations. Ce film peut être regardé comme un rêve.
Propos recueillis par Chloé Fargeix et Clara Cossutta
Film projeté le Vendredi 24 mars à 17h au Centre Pompidou et le Dimanche 26 mars à 14h30 au Forum des Images.