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Billet de blog 14 mars 2022

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Entretien avec Gerard Ortín Castellví, réalisateur de Agrilogistics

Dans la journée, la serre est un véritable outil cinématographique, un décor de film automatisé, optimisé pour la production en série de fruits et de fleurs. La nuit, l’usine s’arrête : entre intérieur et extérieur, la serre devient un espace onirique où plantes, animaux et machines s’enchevêtrent.

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Comment vous est venue l'idée de ce film ?
Je travaillais sur un film appelé Wolfdog qui faisait partie d’une recherche sur la préservation des loups au nord de la péninsule ibérique. Je visitais une ferme et me suis retrouvé dans un endroit où il y avait un énorme entrepôt rempli de vaches avec une machine automatisée qui les trayait 24 heures sur 24, 7 jours sur 7. Les vaches devaient passer par cette machine pour obtenir de la nourriture supplémentaire. Cette image m’a tant frappé que j’ai arrêté de boire du lait, parce que j’avais vu l’assujettissement de formes de vie qui a lieu dans l’agriculture contemporaine. J’ai commencé à faire des recherches sur la culture, l’agriculture contemporaine et l’usage de machines automatisées. C’est là que j’ai commencé à m’intéresser aux serres et à l’intensification de certains types de technologies dans certaines d’entre elles. C’est le point de départ du film.

Vous jouez de la mince frontière entre le documentaire et la fiction. Selon vous, quelle réalité la production d’images et de sons vous permet-elle de représenter ou de créer ? 
Il est difficile de dire ce que je fais, je peux développer une idée en pensant que ce sera un documentaire ou une fiction, puis le tournage ou la situation peuvent me donner tort. Ce que je pensais être de la fiction se trouve être du documentaire, et inversement. Par exemple, j’avais l’idée de filmer une séquence plus fictionnelle pour Agrilogistics, où les animaux s’introduiraient dans la serre. J’imaginais ça comme un tournage de fiction, donc j’ai contacté un fermier vivant aux alentours pour le convaincre d’amener ses animaux dans la serre abandonnée. Il m’a dit « En fait, j’y étais la semaine dernière. Il arrive qu’on y entre. » Mon idée de fiction n’en était pas une pour lui, il la vivait quotidiennement.

Le son participe à créer l'ambiance de la serre. Comment l'avez-vous pensé ?
Je n’avais pas l’argent pour embaucher un caméraman, j’ai donc décidé de tenir la caméra moi-même. Mais le son était très important, pour moi il peut être un élément structurel du film. Un de mes amis est preneur de son et sound designer, il m’a rejoint dans l’équipe. Nous avons passé beaucoup de temps à placer différents types de micros, parfois plus que nous n’avons filmé. Nous avions beaucoup de matière, c’est pourquoi dans la première partie du film il y a du mixage son, mais peu de sound design. L’usine est en elle-même une machine sonique. Pour la deuxième partie du film, j’ai plus travaillé avec une logique de sound design, pour pousser vers la fiction. C’est une scène onirique, donc par moments nous avons égalisé ou amélioré certains sons, ajouté un peu d’intensité au rythme de la nuit, du rêve, des animaux. C’était aussi intéressant parce que le film n’a pas de dialogue, donc le bruit devient un protagoniste, un acteur. Il n’est plus en arrière-plan et il peut pousser à une certaine syntaxe du montage. Pour moi, il est une partie cruciale du film.

Votre film met en avant une dualité entre le fonctionnement de la serre durant la journée et durant la nuit. Comment l’avez-vous pensée ?
Mon idée au début était d’avoir une approche documentaire. De penser la serre comme un dispositif cinématographique, essayer de voir comment ma caméra pouvait fonctionner comme un capteur parmi les capteurs de la serre. J'avais toute la matière pour les scènes de jour, mais la partie avec les animaux n’était pas encore créée. Je n’étais pas tout à fait à l’aise avec la forme d’un « process film »*, je pensais que cela pouvait être compris comme une célébration de ces technologies. Je savais que ces technologies posaient des problèmes, alors j’ai pensé : « Comment puis-je contrebalancer, produire une contre-image à cette image initiale ? ». Puis j’ai eu cette idée que les animaux qui étaient habituellement à l’extérieur briseraient la stérilité de la serre et feraient juste ce que les animaux font, c’est-à-dire manger les plantes, produire du fumier pour le sol… Cette deuxième partie est donc une réponse à la première. C’est aussi une façon de comprendre la serre comme un dispositif cinématographique, mais d’une manière très différente, et d’essayer de ne pas suivre une logique de cause-conséquence. Nous ne savons pas exactement ce qui se passe, nous ne connaissons pas le but de ces animaux. Je vois cela comme dialectique plutôt que dualiste.


Dans la première partie du film, il y a quelque chose de comique dans les mouvements des machines, soit très lents soit empressés. Avez-vous voulu instaurer une ironie vis-à-vis de ce fonctionnement ?
J’étais intéressé par le fait de permettre aux machines de se déplacer dans un cadre, parce qu’elles n’en sortiraient pas sans mon contrôle. Alors qu’avec les animaux, je plaçais ma caméra à un endroit et ils pouvaient venir, partir, sentir la caméra… L’ironie vient, je pense, du fait que nous projetons beaucoup sur ces machines. Peut-être aussi du fait que certaines personnes les considèrent encore comme des animaux, puisqu’elles les ont remplacés dans l’agriculture. Ou du fait que nous ressentons du plaisir en regardant leurs mouvements répétitifs. Je ne pense pas qu’il y ait une seule bonne explication, je dirais que c’est un mélange de tous ces éléments.

Il y a quelque chose d’intuitif dans la manière dont vous travaillez. Quelle part donnez-vous à l’intuition quand vous faites un film ou une exposition comme Agrilogística à Barcelone ?
La recherche est une partie importante de ma pratique d’artiste et de cinéaste, pendant laquelle je travaille presque comme un journaliste. Mais quand je filme, je ne veux pas penser à la théorie, je veux penser à ce qui se passe dans l’espace. C’est la même chose quand je prépare une exposition, je veux que ce soit très sensoriel. Je ne veux pas faire une exposition avec du texte sur le mur où les gens doivent lire les choses ennuyeuses que j’ai à dire sur les serres. Je pense qu’il y a quelque chose de vraiment puissant dans le domaine du sensoriel. Dans l’utilisation du son, de la lumière, de l’architecture, des odeurs, de tous ces paramètres pour créer un espace plus ou moins immersif. Dans l’installation Agrilogística, nous avons installé un tunnel qui avait une paroi en plastique. La projection s’est reflétée sur le plastique, créant une amplification et une déformation. Quand j’ai vu ça, j’ai pensé que cela pouvait être exploré. Ainsi, je ne travaillais plus avec la vidéo, mais plutôt avec une dimension atmosphérique de l’image. Cela s’est toujours fait à un niveau intuitif.

*Salomé Aguilera Skvirsky’s The Process Genre


Propos recueillis par Alice Vacheron et Clarisse Pillard
Traduction Alice Vacheron

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