Pourquoi avoir choisi ce thème pour votre documentaire ?
J’ai découvert les journaux de Yoyes lorsque j’avais seize ou dix-sept ans, c’est une lecture qui m’a énormément marqué. Je pense que l’une des caractéristiques du cinéma est de permettre de raconter le passé sous des angles différents. Yoyes est une femme dont l’histoire est toujours racontée de la même manière : qu’elle était à la tête de l’E.T.A (organisation armée indépendantiste basque, Euskadi Ta Askatasuna), qu’elle s’exila et que lorsqu’elle est retournée vivre en Espagne, à San Sebastian, on la tua. Cette version rend difficile la compréhension de l’aspect humain de son expérience. On raconte toujours son histoire comme si elle avait été un personnage, un cliché. Ce que j’ai voulu faire, c’est donner corps à Yoyes, à son expérience et raconter une partie moins évoquée de son histoire, son exil au Mexique.
Pourquoi cette forme, une confrontation entre deux femmes qui lisent des extraits du journal de Yoyes ?
Il y a une référence claire au Camion de Marguerite Duras, pour la forme. Au travers de ce dispositif j’ai souhaité donner corps à la dimension individuelle de l’expérience de Yoyes, en tant que personne. La seule chose qui nous reste d’elle, ce sont ses mots, les mots contenus dans ses journaux. Les mots devaient donc être le personnage principal du film. Il m’a semblé que justement faire une lecture, évoquer des émotions que l’on laisse imaginer aux spectateurs, ça a beaucoup de force. À partir de ces mots, de ces descriptions précises, on fait appel à l’imagination et on voyage d’autant plus.
J’ai voulu travailler avec Ana Torrent parce qu’elle a fait, en 2000, un film qui s’intitule Yoyes réalisée par Elena Taverne, elle avait donc déjà interprété ce rôle - il y a donc certaines personnes pour qui Ana Torrent renvoie naturellement au personnage de Yoyes. Par ailleurs, elle est une figure importante du cinéma espagnol. Quand elle avait 6 ou 7 ans elle à joué dans L’Esprit de la ruche de Victor Erice, un peu plus tard elle a joué dans Tésis de Aménabar, on a vu grandir cette actrice au fur et à mesure que se développait le cinéma espagnol.
De plus, Ana Torrent a environ 60 ans et moi 33 ans au moment du film. J’ai l’âge de Yoyes quand elle a été tuée, et Ana Torrent apparaît un peu comme un songe, à l’âge qu’aurait eu Yoyes si elle n’avait pas été tuée. La représentation de ces deux générations est voulue.
Votre film est composé uniquement de femmes : les actrices, Yoyes, les écrivaines évoquées, peut-on parler d’un film féministe ?
Oui, totalement. Il existe une hypothèse à laquelle je crois, c’est qu’elle n’a pas été tuée uniquement parce qu’elle était considérée comme une traitresse mais aussi en grande partie parce que c’était une femme. Elle serait encore vivante si elle avait été un homme. Yoyes reporte toutes les lectures qu’elle a pu faire dans son journal. Et de cette lecture naissent a posteriori des liens avec ces auteures. D’une certaine manière, cette constellation de femmes incroyables, ont à mes yeux, certaines connexions malgré des vies très différentes, et semblent liées à la vie de Yoyes. Cela me plaît qu’au travers des mots de Dolores González Catarain on se connecte à d’autres femmes dans l’histoire. Je pense que ce qui les lie toutes c’est le féminisme.
Le féminisme a-t-il eu une influence sur vos travaux précédents ?
Mon premier court métrage Xulia (2019), traitait de l’héroïne et du sida, le personnage principal était également une femme. Le second court métrage que j’ai fait, dont le titre est Zerua Blu (2020), raconte également l’histoire d’une femme et de sa nièce. C’est évidemment un sujet qui m’intéresse.
En plus de réalisatrice, je suis programmatrice, cela me donne l’occasion de me renseigner sur les films sur les femmes, faits par des femmes ou encore (et surtout) le cinéma féministe. Ce sont des thèmes qui me passionnent parce qu’aujourd’hui encore il s’agit de sujets peu connus, sur lesquels un travail de recherche est à faire. Depuis des années je découvre différentes cinéastes féministes et leurs films.
Vous dites avoir lu Yoyes à seize ans, ça fait donc un certain moment qu’elle a une importance dans votre vie, pourquoi avoir fait un film sur elle seulement maintenant ?
Cela fait très peu de temps que j’ai commencé à faire du cinéma. C’est parce que je me suis rendue compte de la capacité que le cinéma a de raconter le passé de manière différente, que j’ai voulu faire des films. Ce qui me plaît c’est de pouvoir revisiter le passé et le raconter depuis le présent d’une nouvelle manière. Il y a également une histoire de maturité et même de maturité créative, pour pouvoir aborder le thème de Yoyes. Il m’a fallu un certain temps pour faire quelque chose qui me convenait, qui me satisfaisait.
Yoyes reste une figure assez sombre dans l’histoire commune, ce film permet de la réactualiser en quelque sorte… Je pense qu’en Espagne, l’histoire de Yoyes est très connue, surtout au Pays Basque où tout le monde sait qui elle est, du moins jusqu’à ma génération. Je ne sais pas ce qu’il en sera des générations suivantes. En Espagne elle reste célèbre pour les personnes qui s’intéressent au conflit ou à l’histoire du Pays Basque. Je me suis demandée s’il était possible de voir le film sans savoir qui est Yoyes, sans connaître son histoire. Parfois il me semble que cela pose problème au niveau de la compréhension et parfois j’ai l’impression que cette constellation de femmes qui partagent des pensées communes fait que ça n’est pas si grave que l’on ne sache pas qui est Yoyes. Dans tous les cas il y a la présence d’une femme militante des années 80.
Pensez-vous que la suite de votre travail continuera de traiter de femmes ?
Je ne peux pas m’y pencher dans l’immédiat parce que je travaille beaucoup en ce moment en tant que programmatrice donc je laisse de côté ma part créative. Je suppose que je vais continuer à faire des films, mais je ne suis pas certaine de savoir sur quoi ils porteront. Lorsque j’ai fait mon premier court-métrage, Yoyes était déjà dans ma tête et je savais qu’il y aurait un moment où je voudrais aborder ce projet. Je pense que l’une des choses qui m’obsède, au moins autant que les femmes, c’est le passé et comment depuis le présent se fait cette représentation du passé.
Propos recueillis par Victoire Lancelin.