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Billet de blog 14 mars 2022

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Entretien avec Noah Teichner, réalisateur de Navigators

Le film de Noah Teichner, Navigators, se construit principalement sur la base de deux œuvres. D’un côté, le livre d’Alexandre Berkman intitulé Le Mythe Bolchevik. De l’autre, La Croisière du Navigator de Buster Keaton.

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L’une est un journal retraçant l’expulsion de 249 anarchistes et révolutionnaires des Etats-Unis en direction de la future URSS entre 1919 et 1920. La seconde est la comédie burlesque américaine des années vingt racontant l’histoire d’amour d’un homme et une femme, perdus en mer sur un bateau. Apparemment, tout sépare ces deux œuvres. C’était sans compter sur le Buford ! C’est le nom du bateau qui a servi à déporter les fameux 249 anarchistes jusqu’en Finlande. Ce bateau, après avoir eu une histoire politique extraordinaire, eut une seconde vie au cinéma puisque Buster Keaton eut l’idée de le louer pour en faire le décor de son film La Croisière du Navigator. Ainsi, le Buford eut à la fois une existence politique dans le monde réel et une existence plastique dans la fiction. Cette double existence fit la renommée du bateau. Le film de Teichner réunit ces deux histoires par la force de l’image et des mots.

L’aurait-il imaginé ? Alexandre Berkman fut un célèbre anarchiste vivant aux États-Unis avant son expulsion. Le film de Teichner met en images le premier chapitre du Mythe Bolchevik, autrement dit, le jeune réalisateur américain retrace la traversée des 249 expulsés à bord du Buford. Berkman, opposant farouche au capitalisme américain – il fit quatorze ans de prison pour tentative d’assassinat contre un riche industriel – aurait-il pu croire qu’un jour une star hollywoodienne se servirait du Buford pour en faire l’élément à l’origine d’un film ? Ce bateau fut pour Berkman et les autres expulsés un lieu d’espoir. Sur « l’Arche Soviétique », ils crurent à un nouveau monde dans lequel chacun aurait sa place. Ce monde, la révolution de 1917 le leur avait promis. La mer est sans aucun doute le lieu où Berkman et les autres ont senti que leur rêve était proche. Cette traversée ne fut pas la première pour eux. En effet, les 249 expulsés sont nés en Europe de l’Est ou en Russie. Ils ont fui les persécutions tsaristes. Voulant réaliser leurs idées, ils se sont dirigés vers l’Amérique. Arrivés aux portes du nouveau monde, la plupart a sans doute cru pouvoir vivre librement; c’était sans compter sur la défiance des Américains dès les années 1890 vis-à-vis des populations d’Europe de l’Est ou de Russie, déjà synonyme de communisme et donc de menace pour le pouvoir américain. La révolution de 1917 marqua le début de la peur rouge aux États-Unis, entraînant ainsi les expulsions. Ainsi, les anarchistes du Buford n’auront jamais vraiment trouvé leur terre, elle ne fut qu’un beau mirage, fruit des vagues de la mer, s’éloignant à chaque fois qu’ils s’en rapprochaient. 

L’aurait-il imaginé ? Buster Keaton, immense cinéaste et acteur américain des années vingt n’aurait sans doute jamais pensé qu’un siècle après, un jeune réalisateur américain utiliserait ses images pour faire resurgir les déportés du Buford. La Croisière du Navigator raconte l’histoire d’un jeune milliardaire paresseux et insouciant qui se retrouve par un concours de circonstances sur un bateau en compagnie de la femme qu’il veut épouser. Ainsi, l’ambition de Teichner peut sembler compromise puisque les occupants de « l’Arche soviétique » ne sont pas les mêmes dans la réalité que dans la fiction. C’était sans compter sur la présence d’Emma Goldman à bord du Buford au départ d’Ellis Island en décembre 1919. Emma Goldman, figure majeure de l’anarchisme aux États-Unis, a entretenu une relation avec Berkman mais elle fut surtout sa plus fidèle amie tout au long de sa vie. Ainsi, en utilisant le premier chapitre du Mythe Bolchevik et les lettres de Goldman à ses proches, Teichner a pu rendre plausible l’incarnation de Berkman par Keaton et celle de Goldman par l’actrice Kathryn McGuire. Cette réappropriation des corps orchestrée par Teichner fonctionne grâce à son ingénieuse idée de double écran lui permettant de projeter à la fois le texte de Berkman ou les lettres de Goldman et les images de Keaton. En ralentissant les images, Teichner donne le temps au spectateur de lire les textes occupant la moitié de l’écran. Œuvre cinématographique et littéraire, tel est le projet réalisé par Teichner.

L’aurait-on imaginé ? Noah Teichner presque un siècle après le film de Buster Keaton réunit les deux vies du Buford. Il ne s’est pas contenté d’utiliser le film de Keaton puisqu’il utilise d’autres images de films de la même époque mais surtout s’appuie sur des journaux ou des livres pour évoquer le début de la peur rouge aux États-Unis. Ainsi il brosse un portrait de l’Amérique des années dix. Œuvre littéraire et cinématographique, l’objet de Teichner est avant tout un documentaire. S’il est évident que l’histoire qui nous est racontée a une grande portée politique, elle a également une visée culturelle et artistique puisque dans le deuxième chapitre du film intitulé « Gare aux bolcheviks », le vaudeville fait son apparition, les portes claquent et les mots projetés à l’écran nous sont scandés lettre par lettre avec un bâton de magicien et une musique d’époque. Mais que reste-il de tout ça aujourd’hui ? De l’aube d’un monde qui se fracturait aux rythmes de la révolution, du cinéma, de la littérature, du vaudeville et autres arts de rue ? Si le Buford a disparu aujourd’hui, la terre sur laquelle sont arrivés les 249 déportés du navire est toujours là. Les frontières ne sont plus celles d’hier mais la neige qui recouvre le sol finlandais est encore présente. C’est ce que nous montre Noah Teichner, le présent surgit à la fin du film pour nous serrer le cœur en pensant à ces hommes et femmes qui n’ont jamais véritablement passés la frontière. Au moment où ils l’effleuraient, elle disparaissait déjà. C’est ce que Berkman raconte dans son livre, sa désillusion est énorme lorsqu’il comprend que les bolcheviks sont en train de mettre en place un état totalitaire. Si le film de Teichner raconte l’espoir des anarchistes, il se termine néanmoins en évoquant la désillusion de Berkman qui devient totale à la mort de Kropotkine et quelques semaines après avec la révolte de Kronstadt.

Aurais-je imaginé cette folle histoire. Il y a plus d’un siècle 249 hommes traversèrent la mer à bord d’un bateau percé pour rejoindre la terre promise dont ils rêvaient. À bord, un homme commençait à écrire leur histoire. Une fois les passagers laissés à leur destin, le bateau fut abandonné quelques temps avant d’être loué par un riche californien désireux d’y tourner son prochain film. Immortalisé par le cinéma, le bateau pouvait ainsi disparaître tranquillement. Il savait sûrement qu’un jour un autre homme se servirait de tout ça pour faire resurgir devant nos yeux les fantômes révolutionnaires du Buford.   

Adrien Gilet, d’après un entretien avec Noah Teichner

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