Pourquoi avoir choisi de traiter ce sujet ?
Rafiki Fariala : J’ai toujours vécu à Bangui. Quand j’étais au lycée je passais devant l’université. Je trouvais les bâtiments très beaux et j’avais très envie de faire mes études là-bas. C’était pour moi un paradis terrestre. Quand je suis arrivé à l’université, je me suis rendu compte que les professeurs étaient presque toujours absents, que les étudiants s’endormaient pendant les cours, que les copies disparaissaient, les garçons ne pouvaient pas s’approcher des belles filles, les filles ne pouvaient pas avancer à cause des professeurs. On s’assoit, on est serrés comme des sardines parce qu’il n’y a pas assez de tables, que certaines sont cassées… Je me suis dit que puisque j’avais appris à filmer, pourquoi ne pas raconter cette vie ? Pourquoi pas dénoncer ? Je suis moi-même étudiant, je vais à l’université, je vis à l’université, c’est mon pays, si je ne parle pas de nous, qui le fera ? Est-ce qu'il faudra attendre que cette jeunesse soit corrompue comme les vieux ? Est-ce que cette jeunesse va finir par être emportée par la guerre puisque notre pays a sans cesse subi la crise militaro- politique ? Faut-il toujours attendre, dormir, pour que ce pays parte dans le néant ? Pour moi il faut sortir, se réveiller, travailler, faire des films pour que les choses puissent changer.
Quel est ton parcours et qu’est ce qui t’a amené à faire du cinéma ?
Je suis né en RDC (République démocratique du Congo), mais je vis en RCA (République centrafricaine) depuis mon enfance. Mes parents ont fui la guerre au Congo et ici j’ai le statut de réfugié congolais. Je suis centrafricain, c’est là que j’ai grandi, c’est mon pays d’accueil mais je n’en ai pas la nationalité. Je connais la langue nationale, je parle Sango. Je ne connais pas le Congo même si c’est mon pays d’origine, je n’y suis jamais retourné.
Il faut savoir qu’à la base je suis chanteur. Je ne connaissais rien au cinéma. Un beau matin, je me baladais avec des amis et j’ai vu une affiche au bord de la route des ateliers Varan qui annonçaient faire une formation pour les jeunes. Je me suis dit que ça pouvait être intéressant. Les ateliers Varan c’est un organisme de formation au cinéma documentaire qui a eu pour maître Jean Rouch. Le principe c’est qu’ils viennent dans les pays Africains, ils te donnent une caméra et quelques notions puis le temps de 7 semaines tu réalises un film. On était 175 candidats et seulement 10 ont été retenus pour faire la formation, j’étais le plus jeune à l’époque, je n’avais que 17 ans.
Je me souviens du premier exercice qu’on nous a donné : c’était de filmer un artisan, il fallait faire un plan fixe, moi je faisais des mouvements comme si je filmais un clip, je voulais donner du rythme. Quand j’ai rapporté les images, mon réalisateur m’a dit « tu filmes comme un cochon ». J’étais choqué mais ça m’a poussé à avancer.
En 7 semaines j’ai appris comment faire des repérages, choisir son personnage, écrire son histoire, manier la caméra puis, au même moment, comment faire les réglages, le montage et finalement sortir un film. En 7 semaines j’ai fait mon premier film, un film d’école, j’ai choisi de faire un court métrage de 28 minutes Mbi Na Mo (Toi et moi), qui raconte également l’histoire d’un jeune couple de centrafricains. Le jeune mari est chauffeur de taxi moto et sa femme Émilie n’a que 20 ans. Ils rêvent tous deux, comme dans le cinéma américain, de la vie de luxe, mais lui, malheureusement va provoquer un accident et il ne saura plus comment prendre en charge sa femme. Je travaille sur les jeunes, auprès de personnes que je connais. J’ai envie de faire des films sur mes amis.
Les personnages que l’on suit dans ton documentaire sont tes amis dans la vraie vie ?
Oui, ce sont tous mes amis. On a commencé ensemble en première année de sciences économiques. Nous étions dans le même groupe de travail. Le personnage principal, Nestor, était très intelligent et ses yeux un peu rouges, il était très spécial pour moi, et je me suis dit : pourquoi pas raconter son histoire ?
Au départ il s’agissait de dénoncer le système universitaire où rien ne marche, puis je me suis dit que ça ne serait pas très intéressant et j’ai préféré me concentrer sur notre histoire, notre vie, notre quotidien. C’est comme ça que j’ai commencé à raconter ce que c’est que d’être étudiant en Centrafrique, quelle est notre vie, quels sont nos rêves, nos difficultés, nos espoirs.
Ça a été long parce que c’était une première expérience de tourner un long métrage, qui plus est avec mes amis. À un moment donné, le personnage principal, Nestor, va échouer à ses examens tandis que Aaron et Benjamin vont avoir leurs diplômes (sans pour autant trouver du travail), tous voulant travailler dans l’administration. Finalement Aaron va faire du chant, Benjamin sera agent de sécurité. C’est très compliqué. Une jalousie va naître, ils vont me dire « Toi tu avances, tu réussis, quand est ce que le film va finir ? ». Certes aujourd’hui j’ai un petit travail, je voyage, je commence à gagner un peu d’argent, par rapport aux autres et « africainement » parlant les autres vont dire : « toi tu avances, nous on n’avance pas. Il faudrait finir ton truc sinon on ne continue plus ». Cette tension elle est d’ailleurs soulevée dans le film quand Nestor me demande si je suis réellement son ami ou si je viens juste là pour le filmer et partir. Il a fallu maintenir le lien, comme on se connaît très bien, il a fallu parler, s’expliquer, et on a pu se comprendre et continuer. Cela à renforcé notre lien.
Parfois il y a eu des moments difficiles, mais on s’est compris entre jeunes. C’est ce qui donne de la force au film. Moi je veux continuer à filmer, à voyager, c’est mon rêve. Eux aussi vont suivre leur rêve, vont continuer à travailler leur musique, peut-être un jour avoir un travail. On reste toujours en contact.
Ils font quoi aujourd’hui Nestor, Benjamin et Aaron ?
Comme on le voit à la fin du film, ils continuent ce qu’ils faisaient. Benjamin est agent de sécurité malgré son diplôme, il attend d’obtenir un meilleur travail. Aaron s’occupe de ses jumelles, cela devient difficile pour lui de vivre, maintenant qu’il est devenu papa il a plus de charges que nous autres, mais il continue à s’occuper de son champ. Ça n’est pas facile, il est toujours arrêté par les policiers et comme il n’a pas d’argent pour les payer ça rend la tâche d’autant plus difficile. Nestor, lui, vient à peine d’obtenir sa licence. Il est toujours au campus car il souhaite y faire un master mais il n’y arrive pas. Il travaille au marché mais les policiers l’en empêchent, il doit avoir une autorisation pour pouvoir vendre en centre-ville, seulement, il n’a pas assez d’argent. Ils continuent à se battre. On reste en contact.
Quel a été le dispositif filmique utilisé pour ce film et pourquoi ce choix ?
J’ai filmé seul. J’ai commencé par choisir le lieu. À l’avance j’avais déjà écrit mes scènes, mes séquences. J’avais déjà parlé à mes amis de ce que je souhaitais faire. Généralement je mets en scène mes personnages tout en leur laissant la liberté de rester eux mêmes. C’est évidemment un film documentaire mais il y a des scènes de fiction. Les scènes du commissariat ou encore du marché sont des scènes que je ne pouvais pas avoir à la demande et qui sont très intéressantes pour le film. J’ai donc essayé de remettre le tout en scène.
Comment as-tu fait pour filmer les scènes de classes ?
La première chose ça a été d’obtenir l’autorisation du recteur de l’université. La rencontre n’a pas été facile, c’est l’équivalent du premier ministre voire du président pour nous. Il m’a fallu quatre mois simplement pour obtenir l’autorisation de tournage à l’université. Normalement il est impossible de filmer dans une université de Centrafrique. Ils savent que tu vas dénoncer, que tu vas montrer des choses qu’ils ne veulent pas montrer, pas à l’international en tout cas. Cela n’a pas été facile. Il a fallu être malin. Je leur ai raconté que j’allais parler de notre bonheur, comment on étudie bien avec les professeurs qui sont toujours réglos, qui donnent de bons cours. Quand je partais voir les professeurs, il fallait leur expliquer l’idée du film. Je leur laissais la liberté de faire ce qu’ils souhaitaient. Au fur et à mesure, lorsque j’ai obtenu les autorisations, j’ai pu discuter avec les professeurs. Ceux avec qui je m’entendais bien, je leur racontais l’idée du film et je leur laissais faire ce qu’ils voulaient. Je leur expliquais ce qu’ils pouvaient dire. C’est ce qui donne par exemple la scène du premier cours dans le film.
Quelles sont les perspectives après une licence à Bangui ?
Comme tous les étudiants quand on obtient son bac on va à l’université dans le but d’obtenir un bon boulot. Généralement c’est un peu fermé, mais le but c’est d’obtenir un diplôme pour travailler dans la fonction publique. Il faut savoir que la fonction publique, comme l’université, il faut pour y accéder avoir un réseau, des parents bien placés ou bien corrompre des gens. La plupart du temps quand on donne un dossier on nous dit « met le cailloux », mettre le caillou c’est mettre l’argent, si on ne paye pas, les dossiers sont jetés à la poubelle et on est pas retenus. C’est ce qui arrive à mes personnages, ils n’ont pas de réseau, ils n’ont personne, donc leur diplôme ne sert à rien. On a beau faire des études, ça ne sert pas, il faut avoir des parents. Pour obtenir le diplôme c’est très compliqué, il faut éviter les filles qui doivent faire, elles, attention aux professeurs.
Comment sont perçus les professeurs dans la société et quelle relation entretiennent-ils avec leurs élèves ?
Déjà il n’y a pas assez de professeurs en RCA. Il faut savoir qu’il n’y a qu’une seule université publique et les autres universités sont privées. Ils ne sont pas nombreux et pas tous corrompus. Certains le sont, bien évidemment, jusqu’aux pieds. Si tu refuses de coopérer avec eux dans l’université publique tu ne pourras pas évoluer, et si tu essaies de les fuir en allant dans le privé tu les retrouveras car comme ils sont peu, ce sont les mêmes dans les deux universités. Dans les universités privées ils sont mieux payés donc ils donnent des cours là-bas et nous on dort sur les tables en les attendant.
Les garçons ont tendance à se méfier, on essaie d’éviter les professeurs, même si certains méritent leur titre, la majeure partie des professeurs ne sont pas qualifiés, ils peuvent avoir acheté leur titre ou alors l’avoir obtenu par le biais de réseaux, par leur famille. Ils donnent le support mais n’expliquent pas le contenu, c’est à nous de travailler. Les professeurs méritants, eux, sont toujours bien accueillis mais les élèves dorment un peu plus pendant leurs cours.
Pour les filles c’est très différent, c’est encore pire. Les belles filles sont toutes convoitées par les professeurs. Les professeurs nous expliquent que si on veut avoir des copines, c’est au lycée qu’il faut aller les chercher, parce que celles de l’université leur appartiennent. Si une fille refuse l’avance d’un professeur elle va être punie, verrouillée dans une même classe pendant cinq ou même dix années. Si elle a de l’argent, il vaut mieux qu’elle quitte le pays.
L’université de Bangui c’est une université pour les pauvres, les enfants des riches n’étudient pas là-bas. Tu n’y verras jamais les enfants du recteur, les enfants du doyen ou même les enfants de certains professeurs, du ministre ou encore du président. Jamais tu ne les retrouveras à l’université. Ce sont les pauvres qui se battent pour leurs rêves malgré les difficultés dans cette université. Parfois on a des meilleurs cours avec les bons professeurs, avec les formules d’Adam Smith, de Keynes comme on le voit dans le film.
As-tu l’ambition de dénoncer ce système à travers ton film ?
Le film n’est pas là juste pour dénoncer. Au départ, certes c’était l’idée, mais finalement c’est une autre histoire que j’ai voulu raconter. Celle de notre quotidien, de nos difficultés, de nos ambitions. Mais je ne pense pas qu’on soit là pour dénoncer, on parle de « nous » en tant que jeunes, de nos rêves et de ce qui nous arrive, de comment on voit les choses et de comment un jour on espère faire avancer notre pays. Je pense que ce film peut réveiller les esprits. Ils vont voir la vérité, peut-être avoir honte. Il faut continuer à faire du cinéma, faire vivre les choses, raconter notre quotidien.
Si tu devais changer quelque chose dans la politique en Centrafrique ça serait quoi ?
Moi ? Je ne changerai rien. Ça n’est pas ma mission. Même quand je fais des films, généralement je ne m’intéresse pas à la politique. J’adore faire des films sur des jeunes que je connais. Mon prochain film, par exemple, sera sur mon histoire. Un jeune réfugié parti vivre en RCA, ça sera sous forme de fiction. La politique ça n’est vraiment pas mon angle de vision. Si mon film peut aider à sensibiliser, à montrer la réalité du pays pour que demain d’autres universités soient construites ça serait une chance pour d’autres jeunes, mais moi mon but c’est faire mes films et avancer.
On entend plusieurs chants en Sango, quel est le rôle de la musique dans le film ?
R : Je suis chanteur à l’origine. La voix off chantée n’est pas là juste pour expliquer le film, ça a pour but de mettre en valeur les émotions. Lorsqu’on est énervé on ne peut pas toujours dire « Je suis énervé ». Nestor, lorsqu’il a raté ses examens il ne peut pas dire qu'il est en colère, lorsque les policiers l’embêtent au marché il ne peut pas les attaquer. Le chant va faire transparaître ces émotions de joie, de tristesse, de colère. C’est un plus qui accompagne le film.
Justement, les chants évoquent souvent Dieu, quelle place prend la religion dans votre vie quotidienne ?
R : En Centrafrique, le christianisme est la religion dominante malgré une bonne partie de la population qui est de confession musulmane. La majeure partie du pays est croyante, mes amis et moi nous sommes tous chrétiens et la religion a évidemment une place importante dans nos vies. Il y a eu en 2013 une crise militaro-politique où le pays a été attaqué par des musulmans, depuis ils sont mal vus. Quand tu es musulman en Centrafrique tu ne peux pas aussi bien étudier à l’université. À cause de ton nom tu peux redoubler bien plus facilement qu’un chrétien par exemple. D’une manière générale, la religion n’impacte pas les études car même si la majorité des professeurs sont chrétiens, il en existe des musulmans, donc on ne parle pas réellement de religion, ça reste un milieu laïque.
Dans quel domaine tu envisages la suite de ta carrière ?
J’adore le cinéma et la musique. L’un n’empêche pas l’autre, ce sont des moyens de communication. Dans le cinéma je peux chanter, faire de la comédie musicale. J’aime faire les deux. J’adore filmer. Quand je tiens la caméra je me laisse emporter, je vois les choses d’une autre manière. Mon rêve c’est de continuer à faire des films, voyager et parler de mon pays ailleurs.
Propos recueillis par Victoire Lancelin et Antoine Zarini