Comment le projet s’est-il mis en place ? Aviez-vous envie de faire une adaptation du texte ?
Je n’ai jamais voulu faire une adaptation parce que je ne les aime pas vraiment. Je veux parler des films de fiction historique, je n’ai jamais pensé à faire quelque chose comme ça. Ce livre est connu à Vienne par beaucoup de gens de ma génération. En secret ou ouvertement. Donc quand j’ai décidé de faire quelque chose avec ce livre, j’ai commencé de vastes recherches: j’ai parlé à des historiens, j’ai lu sur cette période. Le début du XXe siècle fut un moment très spécial dans l’histoire viennoise, il y avait Sigmund Freud, il y avait Schnitzler, il y avait Stefan Zweig… L’atmosphère entourant la publication de cet ouvrage était assez particulière. La série de Freud sur la sexualité des enfants est parue au même moment que Mutzenbacher, en 1906. Je n’ai pas fait que des recherches historiques. Nous avons parlé à des prostituées, nous avons essayé de découvrir ce milieu. Après toutes ces recherches, je me suis concentrée sur la forme du film. Comment pourrais-je faire quelque chose avec le livre qui serait intéressant aujourd’hui ?Je me suis dit que la disparité entre l’époque de publication du livre et aujourd’hui pourrait être intéressante. L’évasion dans les fantasmes d’un homme, car je suis assez sûre que ce livre a été écrit par un homme. Ensuite l’idée m’est venue de prendre un échantillon d’hommes et de les confronter avec le texte.
Avez-vous filmé tous les hommes qui sont venus?
Non. Il y avait environ 150 hommes qui sont passés et j’en ai filmé la moitié. Sur le canapé. Et une centaine pour la chorale.
Que savaient-ils du projet ?
Certains ne savaient rien du texte mais la plupart le connaissaient. Je ne les ai pas rencontrés en amont. Je voulais qu’ils me soient inconnus.
Savez-vous pourquoi ils sont venus à ce casting?
Certains étaient des acteurs, allant à un casting comme il vont à beaucoup d’autres. Il y a un écrivain, un critique de films, un ancien réalisateur de la cinémathèque autrichienne. Certains me connaissaient, certains aimaient mon travail. C’était ça qui était intéressant, ils venaient de tous les milieux et de différentes tranches d’âge. C’était comme une expérience sociologique de terrain.
Vous attendiez-vous à certaines réactions? Comment avez-vous alimenté les débats entre les acteurs?
Le texte était le point de départ. La meilleure combinaison était entre deux personnes parce que dans la plupart des cas ils commençaient à interagir. J’ai été surprise de la qualité de leurs lectures, je pense qu’ils ont très bien lu. J’ai aussi été surprise par leur aisance à parler ouvertement d’eux-même. On dit souvent que les hommes n’aiment pas parler d’eux-même, mais ils l’ont fait.
Avez-vous constaté une rupture entre l’ancienne et la jeune génération?
Oui. Il n’y avait pas beaucoup mais quelques très jeunes hommes. Je pense qu’ils sont très ouverts d’esprit. Bien-sûr ils sont confrontés à un univers médiatique complètement différent. Ils obtiennent leurs informations d’internet, par des sites pornos. C’est assez différent je pense quand on voit des images et quand on passe par un texte.
Quelques hommes plus âgés parlent d’un temps idéal de libération sexuelle dans les années 60 et évoquent le « bon vieux temps » tandis que les plus jeunes préfèrent regarder vers le futur. Ils ne perçoivent pas les années 60 comme une telle utopie, concernant la sexualité. J’ai trouvé ça assez frappant dans votre film.
Le livre a été publié officiellement pour la première fois en 1969, ce qui en dit beaucoup sur la situation. Avant, les gens le lisaient dans des magazines pornos, illégalement. Donc quand il a été publié ça a été libérateur. Ça a brisé beaucoup de tabous. Aujourd’hui ces jeunes hommes ne sont pas confrontés aux mêmes tabous. Il y en a des différents. Je veux dire que nous sommes autorisés à parler de certaines choses, il y a des choses que nous ne devons pas faire, que nous ne devons pas dire. C’est tellement différent, c’est difficile à comparer. Mais c’était intéressant d’avoir tout cet éventail de tranches d’âge. et de milieux sociaux bien sûr.
La posture de l’auteur semble assez paradoxale puisqu’il y a des moments d’extrême violence, d’abus, de viol… Des choses qui sont dérangeantes mais qui nourrissent un fantasme masculin du plaisir féminin. C’est paradoxal d’avoir cette idée de libération par le plaisir mais aussi une violence et une pédophilie assumée. Peut-être était-ce plus accepté à l’époque? Qu’en pensez-vous?
C’était plus accepté. À l’époque de la publication du livre, on dit que c’était moins tabou qu’aujourd’hui. Mais il n’y a pas de réelle violence dans le livre, je dois dire. C’est construit d’une manière subversive. Comme le dit un des hommes, la fille est décrite comme prenant toujours du plaisir. Ce n’est pas réaliste bien sûr. Mais il n’y a pas de scènes avec une réelle violence. Tout le monde dans le livre, jeune ou vieux, est toujours prêt à baiser. Surtout les femmes. Bien sûr c’est un fantasme masculin. À l’époque où ma génération l’a lu, le sujet de la pédophilie n’était pas autant discuté dans les média qu’aujourd’hui.
Pourquoi avez-vous choisi de construire un décor élaboré, avec un canapé, des lumières etc. et de le montrer en tant que décor ? On voit également les techniciens, les entrées, les sorties, les pauses et les mauvaises prises.
Toute l’idée était celle d’une situation de casting. Nous avons été chanceux d’obtenir cet incroyable canapé qui, bien sûr, est une des plus grosses ventes du commerce érotique. Il y avait en même temps l’idée du divan de Freud. Nous voulions avoir ce sentiment de travail en cours. C’est pour cela que l’on voit parfois la lumière ou l’ingénieur du son traverser l’image.
Quelle est la fonction des séquences de chorale, avec les hommes chantant des passages du texte ?
À un certain moment je me suis amusée à prendre des mots ou phrases du texte et à les rassembler pour une sorte de chanson. C’était juste amusant. Non, ce n’était pas juste amusant, c’est faux. Un de mes principaux centres d’intérêt était le langage dans le livre. Parce que c’est comme un dépôt de langage érotique démodé. Je pense que le livre est bien écrit, je voulais me concentrer encore plus sur le langage.
Voyez-vous un parallèle avec Lolita, peut-être mieux connu en France? Est-ce qu’ils génèrent des débats similaires?
Bien sûr il y a des parallèles. Lolita est lu avec un œil critique mais est aussi lu d’une nouvelle manière. Donc je pense qu’il ne faut pas juger trop facilement. C’est de la littérature et non des faits. Comme le dit l’un des hommes, dans la réalité il y a une « étincelle » quand on voit une jeune fille magnifique. Et tout dépend si on a une limite, une barrière ou si on agit réellement. Je pense que c’est très important de distinguer les fantasmes et les faits. Lolita et Mutzenbacher sont des romans et non des documentaires.
Le débat qui est entretenu dans le film serait-il bénéfique si plus répandu ? Devrait-il être plus courant ?
Oui je pense. Il y a tellement de magnifiques portraits de femmes faits par des hommes. Je pense qu’il est temps que les femmes regardent les hommes de plus près. Il n’y a pas tellement de portraits intéressants d’hommes faits par des femmes jusqu’à aujourd’hui. Pourquoi ? Pourquoi les hommes sont-ils capables d’avoir un regard si intime sur les femmes ? Qu’est-ce qui empêche les femmes de faire pareil ? Il y a beaucoup de portraits de femmes par des femmes, parce que nous sommes jusqu’à maintenant tellement préoccupées par notre situation de minorité, avec les problèmes que les femmes ont; mais je pense que nous devons montrer aujourd’hui que nous pouvons avoir un esprit ouvert et un regard sur les hommes. Pas un regard critique, un regard affectueux, un regard humain.
Un female gaze mais sur les hommes?
Ça m'intéresse parce que ce regard me manque…
Je ne sais pas comment les gens en France vont réagir au film. À Berlin les gens l’ont beaucoup aimé. Ils ont compris l’humour du film. Il y a une ironie. Je ne suis pas sûre que ça fonctionne à Paris.
Propos recueillis par Salomé Escolan