Pouvez-vous décrire Anyox en quelques phrases?
Ryan Ermacora : Anyox est une ville qui appartenait à une compagnie minière. C’est une ville qui a été créée à peu près exclusivement dans le but d'extraire de la ressource, ce qui est très courant en Colombie britannique et dans l’ensemble du Canada. Le gouvernement fonctionnait en ce sens. Plutôt que d’être une ville gouvernée par un gouvernement fédéral ou provincial, elle l’était par les besoins de la compagnie. La compagnie était en charge tant des magasins que des salaires des mineurs. Lorsque les salaires diminuaient, les magasins et les loyers ne descendaient pas en conséquence ce qui créait un fort potentiel d’exploitation des travailleurs. Cette ville, c’est comme l’inverse de l’utopie communiste, car elle a été créée exclusivement pour les désirs de la corporation qui possédait tout, tandis que dans l’utopie communiste les travailleurs possèdent tout sans réel gouvernement. Il n’y avait presque aucune régulation à cette époque. A part ça, Anyox est un endroit très isolé que peu de gens connaissent, même en Colombie britannique, car c’est situé au nord et c’est très difficilement accessible, La ville n’a existé que pendant environ 30 ans. Lorsque le prix du cuivre a chuté dans les années 1930, Anyox a été abandonnée car elle n’était plus viable économiquement pour la compagnie, laissant derrière elle un immense désastre environnemental. Le paysage a été très pollué et ressemble à un champ de bataille, ce qui est un point central de notre film. La raison pour laquelle on s’est rendus à Anyox c’était pour voir et expérimenter ces problèmes environnementaux, pour y percevoir le symbole physique et visuel du travail des ouvriers qui a permis d’extraire le cuivre des mines. Il y a eu à l’apogée de la mine près de 3000 employés, et désormais il n’y a plus que deux personnes dont le travail consiste à faire retrouver sa valeur à ce lieu. Notre expérience était donc de tâcher de percevoir ces vestiges de l’histoire.
Jessica Johnson : Pour aller plus loin, j’ajouterais qu’Anyox a été abandonnée dans les années 1930 mais que quelques personnes y restèrent jusqu’aux années 1940. En 1942 un incendie a détruit ce qui restait d’Anyox, qui était majoritairement composée de bois, à l’exception de certaines grandes structures construites en fer et en béton. Aujourd’hui le village a presque complètement disparu et il ne subsiste plus que cette infrastructure qui servait à l’industrie. Il faut aussi noter que la flore et les arbres sont tous morts des suites du travail de la fonderie. Donc, quand bien même la ville a brûlé, on trouve quand même certains symboles de l’existence passée, comme des panneaux des rues ou encore une baignoire, et des signes d’anciennes maisons. Depuis les années 1950, 1960, 1970… Tout a finalement recommencé à pousser si bien qu’on dirait simplement une forêt normale à nouveau. S’y rendre, c’est comme s’insérer au beau milieu des broussailles. On a alors eu cette expérience intéressante qu’est la rencontre avec ces deux habitants qui persistent, qui vivent en périphérie de ces piles de déchets. En plus de cela on avait aussi notre guide, Rob. Au départ on était venus faire des recherches juste pour faire du repérage et voir de quoi il en retournait, mais on s’est retrouvés avec ce guide amateur.
Ryan Ermacora : Rob est un peu un autoentrepreneur qui explore la côte nord de la Colombie britannique avec son bateau, et il était le seul à accepter de nous y emmener, puisqu’il n’y a évidemment pas de municipalité dans cette ville désertée. Il connaissait bien Anyox car il aimait explorer ce genre d’endroits abandonnés. Il était un peu un guide touristique non-officiel puisqu’il le faisait avant tout dans son propre intérêt. On a eu de la chance de tomber sur quelqu’un comme lui qui était déjà allé à Anyox et qui a pu nous y emmener et nous montrer les endroits perdus dans les bois que nous n’aurions pas trouvé autrement. Pour ce qui est de la raison de notre présence à Anyox, il y avait quelque chose qui nous attirait vraiment vers cet endroit. Lorsqu’on y est, c’est presque un paysage alien, comme si on était sur une autre planète. On évoluait sur cette pile composée d’un espèce de sable noir, et il y en a des collines entières, qui vous surplombent. Dans un sens, c’est comme d’être entouré par l’histoire, mais ça donne également l’impression d’un futur dystopique qui aurait détruit un paysage, et c’est le futur probable de tant d’autres sites similaires, de l’industrie métallurgique à l’extraction de ressources.
C’est ça que vous veniez chercher à Anyox ? Pourquoi avoir pris ce sujet en particulier ?
Ryan Ermacora : On était fasciné par l’idée que c’était juste abandonné là. On a déjà fait quelques courts-métrages sur le sujet de l’extraction des ressources au Canada et c’est ça qu’on était venu chercher. A part ça, je dirais qu’on cherchait aussi à étendre le vocabulaire que l’on avait de cette même idée qu’on avait commencé à exploiter avec nos films précédents. C’est un ami à nous qui connaissait Anyox et qui nous a recommandé de nous y rendre, d’abord car c’est un endroit très intéressant ne serait-ce que pour son aspect visuel et le fait qu’il soit excentré, et du fait qu’une industrie massive y ait pris place. Évidemment il y avait un grand nombre de choses que l’on ne s’attendait pas à trouver, et il y avait tellement d’infrastructures que l’on était curieux d’explorer. Et en plus, évidemment, il y a tout cet aspect d’apprentissage réel de l’histoire qui n’était pas très accessible. Il y a peu d’écrits là dessus. Ça nous a alors lancé dans ce travail de recherche qui s’est étalé sur trois ans, à consulter les archives pour tâcher de trouver des sources écrites sur la ville du point de vue de l’industrie, du gouvernement, des ouvriers…. Et de trouver des cartes, des archives photographiques… C’est devenu un film très recherché, beaucoup plus que nos travaux précédents. La recherche historique a pris place tant dans la production que dans la post-production, on en apprenait davantage sur Anyox à mesure qu’on faisait le montage, donc on en retournait aux archives pour ajouter des informations…. C’était en constante évolution, chose à laquelle on n’était pas habitués car on préférait faire des films concis.
Jessica : On a essayé de planifier ce film dès le début, pour pouvoir en faire un pré-montage avant même de le filmer, pour en déterminer la structure, savoir comment ça allait commencer et comment ça allait finir, à quoi allait ressembler le milieu… Seulement, on n’en finissait pas de trouver des sources, ce qui fait que la structure a beaucoup évolué à travers la production et la post-production, tant pour les sujets qu’on espérait trouver mais qui n’ont pas abouti que pour les choses que l’on a fini par découvrir dans les archives.
Combien de temps vous a-t-il fallu pour tourner le film sur place ? Avez-vous eu du mal à trouver des angles intéressants ou bien parveniez-vous à trouver de la beauté dans le banal ?
Jessica Johnson : Je pense que c’est une combinaison des deux. Ryan est photographe, et on a fait beaucoup de repérages. On y est allé trois ans de suite. La première année on y est allé pour y prendre des photos pour se rendre compte avant même de réfléchir vraiment à une structure. Ryan a pris beaucoup de photos très saisissantes sur lesquelles on s’est basé pour la suite. Quand on y est retourné avec notre équipe pour la première fois, on n'a pris que quelques scènes, ensuite quand on se rendait dans un certain secteur on y restait la journée pour y prendre des prises. On avait pas mal de temps pour rester dans le coin et y faire les prises que l’on avait déjà envisagées, mais on avait aussi le ressenti du moment. Il y avait une chose assez difficile à gérer, le temps. On espérait qu’il y aurait beaucoup de brouillard la première année pour cultiver un air de mystère. Malheureusement on n’a pas vraiment réussi à obtenir ça quand on filmait, mais on a essayé. On essayait quand même de planifier nos prises au cas où ça se produisait, on retournait encore et encore au même endroit, parfois trois jours de suite, juste pour essayer d’avoir ce brouillard ou une luminosité spéciale.
Ryan Ermacora : On a parfois pris un peu de temps pour trouver ces compositions et il arrivait qu’on ne tourne que quelques scènes en une journée. On a définitivement pris notre temps et on a mûrement réfléchi pour savoir si ça valait ou non la peine de traquer la prise. On a aussi pris beaucoup de temps parce que c’était tourné sur pellicule, si bien qu’on n’avait pas droit à l’erreur, on devait être très prudent avec ce qu’on choisissait de tourner, ce qui fait que ça a beaucoup tempéré le rythme de la production. Lorsqu’on choisit ce qu’on shoot, plutôt que de shooter n’importe quel angle, c’est comme choisir ce qui a vraiment de la valeur et ce qui fonctionnera le mieux avec les autres prises que l’on a déjà, afin que ça fasse sens conceptuellement pour nous.
Quel degré de réalité vouliez-vous voir incorporé dans votre film ?
Jessica Johnson : Je n’irais pas jusqu’à dire que transmettre la réalité était notre priorité, je dirais plutôt que l’on essayait de montrer l’imprécision des archives. Dans un sens, le paysage d’Anyox est une archive en tant que telle. On cherchait donc la réalité à travers cette représentation, je suppose. Pourtant c’est une réalité ambiguë puisqu’elle dépend de qui contemple le paysage, de quoi cette représentation dérive, comme par exemple des similarités avec les archives. Pour les moments où il y a des gens à l’écran, on essayait de rester éloignés, notamment lorsqu’ils travaillaient. Il est quand même arrivé qu’on leur demande quelques scènes spécifiques. Les deux habitants d’Anyox ne voulaient pas que leurs vies personnelles se retrouvent dans le film, ce qui a affecté son déroulement. S’ils avaient voulu y prendre part, on les aurait sans doute inclus davantage, mais ils sont restés assez vagues. Dans un sens, peut-être que c’est de la triche. On ne leur a pas demandé de faire certains travaux spécifiques pour la caméra, mais on les a quand même interrompus pour leur demander de faire certaines actions d’une certaine manière.
Ryan Ermacora : On ne tenait pas à filmer les vies personnelles des deux habitants d’Anyox, et ils ne voulaient pas de nous dans leurs vies non plus, mais ils acceptaient tout de même qu’on les filme à distance. Ça fonctionnait conceptuellement puisque le film entier entretient une certaine distance avec le lieu. Plutôt que de saisir la réalité, on était intéressés à l’idée de construire une œuvre qui représente les idées sur lesquelles on travaillait, comme par exemple la façon dont le paysage a été affecté. En terme de construction filmique on a pu mettre la caméra assez loin d’eux pour ne pas les déranger ou les mettre dans une position inconfortable, ce qui fonctionnait parfaitement pour nous. Plus généralement, sur le fait de filmer la réalité, je dirais qu’on était intéressés par le fait d’admettre que le cinéma est une construction, et que l’on construisait une perspective particulière plutôt que d’essayer de tout représenter à propos d’Anyox. On ne s’est donc penchés que sur certains éléments qui nous intéressaient vraiment. Ça ne représente en rien la réalité complexe d’Anyox, tant actuelle que dans son histoire passée, ce sont davantage des morceaux choisis.
Pourquoi avoir choisi de connecter le passé et le présent à travers ces archives ? Vous avez dit que le paysage en lui-même était une archive, pourriez-vous nous en dire plus là dessus ?
Ryan Ermacora : Ce qui nous intéressait avec les archives c’était de les mettre en relation avec ce que nous avions filmé pour tâcher de recréer ces cartes des années 1920. Anyox a été créé dans un but industriel, on cherchait donc à représenter le paysage actuel avec ce but particulier, celui de correspondre avec celui des années 1920. On voulait voir les différentes façons dont les archives représentaient le paysage, que ce soit à travers les images animées ou bien les cartes ou encore les textes, en se fondant sur les idéologies de l’époque.
Jessica Johnson : Une grande partie de notre travail de représentation d’Anyox s’est fait sur les archives que nous avons vues ou lues. Plusieurs des vidéos d’archives que nous avons trouvées étaient une sorte de propagande destinée à promouvoir ces compagnies et ces industries minières. Il n’y avait pas, en réalité, d'archives d’Anyox même. Elles ont vraisemblablement été détruites par le feu dans les années 1940. On a donc trouvé beaucoup d’archives contemporaines de compagnies similaires, par exemple d’Ontario ou d'autres compagnies minières et d’organisations semblables dans tout le Canada. Ils ont une approche semblable dans la façon dont c’est tourné. On laissait hors du cadre les arbres morts, on tâchait de représenter Anyox sous son meilleur jour… Dans un sens nos décisions dans le présent répondaient à cette esthétique du passé, dans le but de le réactiver et de le contextualiser, pour réunir enfin les mineurs révoltés.
Pourriez-vous nous parler de votre présence diffuse au sein d’Anyox, et comment abordez-vous ce paysage en tâchant de le rendre plus beau qu’il n’est réellement ?
Jessica Johnson : Nous n’avons jamais vraiment eu envie d’être dans nos propre films. Je pense que nous avons souvent essayé de nous positionner au travers des décisions que nous avons prises. Quand nous réalisons des documentaires, il y a une sorte de relation qui se crée entre les personnes qui étaient présentes à ce moment là. Parfois on veut juste la diluer dans le film, même si ce n’est pas vraiment une nécessité. Ça finit par se retrouver dedans sans vraiment que ce soit prévu. Ryan fait même une brève apparition à un moment lorsqu’il parle aux deux habitants restants d’Anyox. Il est vrai que ces moments ne sont peut-être pas nécessaires mais ils montrent notre implication avec les personnes qui nous ont aidées à réaliser Anyox. En général, nous ne voulons pas nous retrouver dans le film ou en tout cas centrer le film autour de nous.
Ryan Ermacora : On ne cherche pas à masquer le fait que l’on tourne un film, on cherche au contraire à montrer une structure qui traduit nos volontés de réalisateurs, comme par exemple l’esthétique du montage avec deux scènes au début et à la fin du film qui se répondent. On se montre à travers la structure de notre film sans avoir à nous montrer nous-même. Pour répondre à la question sur l’esthétique du paysage, je pense que certaines esthétiques contiennent davantage de vérité. Pour un documentaire contemplatif comme le notre, il y a une divergence entre le fait de montrer la réalité et le fait de montrer une beauté reconstruite. Dans les deux cas il y a une manipulation de la réalité, notre stratégie pour Anyox a été de filmer ce qui nous semblait beau pour renforcer l’aspect contemplatif et répondre à la façon dont le paysage était photographié à l’époque dans le but d’attirer les travailleurs et les investisseurs. Notre approche est l’opposé de celle des années 1920, on contemple au contraire ce qui a été fait au paysage par le biais du travail industriel. C’est marcher sur une corde raide que de le présenter ainsi, sans donner l’impression de le célébrer, et ça demande également aux spectateurs de vraiment le considérer et de s’interroger dessus pour être perturbé ou dégoûté par celui-ci.
Jessica Johnson : J’espère que dans l’expérience du spectateur, cette vision du film va engendrer chez lui une auto-réflexion, une autocritique consciente par rapport à ce qu’il voit.
Y a-t-il quelque chose que vous souhaiteriez ajouter à propos d’Anyox ?
Jessica Johnson : Je voudrais juste rajouter qu’on ne cherchait pas à créer un documentaire didactique, du type de ceux qui essayent d’expliquer l’histoire. On voulait montrer ce que cela pouvait être de vivre à Anyox et d’être un ouvrier dans les mines. C’est pourquoi on a aussi des archives postérieures à propos de gens qui ont vécu à Anyox dans les années 1920. On a trouvé ces archives qui retraçaient de façon très intéressante les grèves, les tensions, les révoltes des mineurs, à l’étape de la post-production.
Ryan Ermacora : A travers ces archives orales, juxtaposées aux images de paysage, on écoute la vision de personnes qui ont contemplé ces mêmes paysages alors même qu’on crée de nouvelles idées dans l’imaginaire des spectateurs. Ces voix off ont vraiment permis de connecter le passé et le présent de manière claire et concrète, elle ont permis de concrétiser cette notion de micro-histoire qui nous est venue plus tard dans la production. Par exemple, pour l’histoire de l’extraction minière au Canada, Anyox est très intéressante car son existence fut très courte. Elle représente véritablement une ville née de la colonisation, qui en vient à devenir une industrie d’exploitation massive avant d’être rapidement abandonnée à cause de l’économie, tout cela en trente ans à peine. Anyox en tant que micro-histoire est partie intégrante de la grande Histoire de l’exploitation minière en Colombie britannique.
Propos recueillis par Louise Tavera