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Billet de blog 14 mars 2023

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Entretien avec Vadim Dumesh, réalisateur de La Base

La Base, premier long-métrage de Vadim Dumesh, nous plonge dans la base arrière taxi de Roissy-Charles de Gaulle. Des chauffeurs de taxis se munissent de leur téléphone portable pour archiver ce lieu que les crises menacent, restituant ainsi dans l’esthétique du film la diversité même de l’endroit.

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Illustration 1
© Les Films de l'œil sauvage

Pourquoi avez-vous mis en place ce dispositif de co-création participative sur la base arrière ? 

Je dois dire qu’au départ, c’était un choix assez contraint... Lorsque j’ai découvert cet endroit, j’ai tout de suite eu envie d’y faire un film. Il me fallait trouver lequel. J’ai commencé à filmer avec un téléphone portable, de manière spontanée et clandestine. Les trois premières années de ma présence sur place, je n’avais aucune autorisation de tournage et, comme l’aéroport est hyper surveillé et contrôlé, il était inenvisageable d’y amener une caméra professionnelle ou une équipe. Petit à petit, je me suis dit que ce choix était très adapté au lieu, car c’est un appareil qu’évidemment tous les chauffeurs de taxi possèdent et que certains utilisaient déjà dans des pratiques d’auto-documentation de leur quotidien sur la base. Et surtout, les grandes manifestations de 2015 contre les VTC et les débats autour de « l'uberisation » de l’économie en général plaçaient le smartphone au cœur de l’évolution de leur métier.
Cela m’a convaincu de continuer à tourner avec des téléphones et à partir de là, j’ai décidé d’engager les chauffeurs dans leur propre représentation, justement parce qu’au début c’était un film sur la disparition du métier, sur l’appropriation de leur savoir-faire et de leur savoir-vivre par une force extérieure. Je ne voulais surtout pas que mes images contribuent à cette appropriation, à cette dépossession. Je voulais qu’elles proposent une autre intervention.

Comment avez-vous fait ? 

Pour engager les chauffeurs dans leur processus de représentation, le premier principe était la transparence totale. Je parlais ouvertement de mes buts, de mes pistes et de mes angles d’approche. Mais le processus n’était pas le même avec tout le monde : j’ai travaillé avec douze chauffeurs pour ne garder dans le film que  trois personnages principaux, deux personnages de soutien et beaucoup de petites apparitions. Leurs images dépendaient de leur maîtrise de l’appareil. Je devais aussi comprendre le langage audiovisuel qu’ils souhaitaient employer. Si une personne se sentait à l’aise avec un certain langage, je ne voulais pas lui imposer le mien. J’ai essayé de faire imaginer à chaque participant à qui il s’adressait, de leur faire comprendre que deux ou trois ans après le tournage, après le montage, le film allait sortir. Il devait y avoir une certaine adresse au spectateur, liée à cette idée d’archive, de bouteille à la mer, la chronique d’un endroit qui pouvait disparaître. Chaque personnage se l’est approprié différemment. Pour Ahmad, c’était important de préserver des souvenirs, pour Jean-Jacques c’était plutôt une sorte de docu-activisme (tout montrer avant que cela soit détruit), et pour Mme Vong, c’était une adresse immédiate, par l’autofiction, en s’imaginant « influenceuse ». 

Les longs travellings, eux, ne rentrent pas dans ce dispositif…

Ces plans ont été tournés pendant la pandémie de Covid-19, quand l’aéroport et la base étaient fermés. C’était inattendu mais, dans l’écriture, j’ai toujours imaginé le film comme une bouteille à la mer. Je voulais proposer au spectateur un point de vue décalé, depuis quelque part dans le futur, un futur dans lequel la base n’existerait peut-être plus. Face aux travellings, les images tournées au smartphone seraient alors autant de flash-backs de l’endroit… Quand la pandémie est arrivée, je me suis dit que l’on pouvait réellement mettre en place cette impression de dystopie. On a donc filmé ces plans, et j’ai ensuite décidé de chapitrer les rushes parce qu’évidemment, même si le film tente de multiplier les points de vue et les paroles, il me fallait rassembler l’écriture pour ne pas trop désorienter le spectateur. Ce second registre d’image est celui du réalisateur, détaché du propos des chauffeurs. Il évoque une forme de déshumanisation, celle d’une mobilité sans conducteur dont certains chauffeurs sentent la menace et le sentiment d’une crise encore hors-champ qui arrive… Cela nous a permis de structurer le film sans trop figer les pistes narratives et le sujet. 

Car on assiste tout de même à l’extraordinaire diversité de la base. Comment avez-vous fait pour organiser cette profusion ? 

C’était un des grands enjeux du montage, il fallait garder la nature kaléidoscopique de la base, qui m’a séduite au début. C’est un microcosme très dense où on rencontre de multiples enjeux, l’immigration, les conditions de travail, l’appartenance… On a voulu saisir cette particularité tout en maintenant des fils narratifs qui se basent sur les personnages, pour tenir le spectateur et construire un long-métrage de format plus classique. C’est un enjeu qui a été résolu de manière extraordinaire par Clara Chapus, ma complice qui a monté le film, mais ça a nécessité beaucoup de travail. Pour ça, on a eu la chance d’être accueillis par la résidence de l’association Périphérie à Montreuil. Le film devient alors cette circulation de points de vue entre le réalisateur et plusieurs personnes, et tout ce côté dystopique est défié par la forte humanité que l’on trouve sur la base. C’était important pour moi de montrer cette résistance. Une chose importante s’est passée là-bas, c’est que j’ai compris que les gens étaient en train de tricher le système : ils prenaient de leur temps de travail, d’assujettissement, et faisaient de la base un espace-temps réservé uniquement à eux-mêmes et à la communauté. Je trouvais ça très fort, et surtout très malin. C’est pour cela que c’était important pour moi de montrer à quel point cet endroit était un petit village, babylonien, avec toutes ses activités et ses micro-cultures. J’ai présenté cela avec de l’humour, et j’ai montré des situations parfois absurdes ou touchantes, pour aider à faire surgir l’esprit humain des personnes qui se trouvent là-bas. Cette idée d’humanité vivante, je l’ai aussi recherchée dans l’univers sonore du film, qui renforce la multitude des voix et des langages, et la présence des musiques jouées par plusieurs chauffeurs sur la base (le karaoké, les instruments de musique…). Les images et les sons sont très labiles, et le montage aussi, mais ça ne me gênait pas car depuis le début, il est apparu que la vérité qui était communiquée par les chauffeurs était plus importante que l’esthétique « conventionnelle ».

Propos recueillis par Raphaël Auzanne 

Film projeté le Vendredi 24 mars à 14h45 au Centre Pompidou (C1) et le Mercredi 29 mars à 21h15 au Forum des Images

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