
Agrandissement : Illustration 1

Le film se fonde en grande partie sur l’intensité du lien amical qui te lie à Derrick, est-ce que ça faisait longtemps que tu avais envie de le filmer ? Sa volonté de quitter les États-Unis a-t-elle été décisive dans la mise en œuvre du projet ?
C’était un peu des deux en réalité. Comme tu le dis on est amis de très longue date, on s’est perdus de vue parce qu’à l’époque il n’y avait pas de mail, pas de portable et donc je n'avais plus du tout de contact avec lui. Puis on s’est retrouvés complètement par hasard. Il est ensuite venu me rendre visite à Paris, on aime énormément parler tous les deux, on passait des nuits à discuter et je trouvais que c’était quelqu’un de très fascinant. En parallèle c’était l’époque où j’avais commencé à faire des films et on s’était dit que ce serait bien d’en faire un ensemble. Mais l’idée était restée en suspens. C’est tout de même une envie qui me revenait régulièrement mais je ne voyais pas vraiment par quel bout aborder le projet. Je n’aime pas faire de portrait à plat parce que j’y trouve peu de relief, cela ne me semble pas tellement intéressant d’un point de vue documentaire. C’est pour ça que c’était très important qu’il se trouve dans une action. Là, je trouvais que ça représentait vraiment une démarche forte, le fait que ce départ soit vraiment son plan à lui, qui soit qui plus est très politique, très échafaudé, très singulier aussi par rapport à la normalité des choses. Sa volonté de départ faisait qu’il se trouvait à l’endroit qui m’intéressait, où toute son intelligence stratégique, politique et sa vision des choses ressortait. C’est ce qui fait que j’ai vraiment eu envie de commencer le film à ce moment-là. Ce film est la concrétisation d’une espèce de désir commun né il y a presque trente ans. Que 38 ans après on en soit là, c’est assez fou. C’est aussi ce que je veux que le film transmette : « chérissez les relations », car les choses fortes qui vous arrivent resteront des années plus tard.
Tu es seule à filmer, c’est ce qui participe également de l’atmosphère que tu parviens à créer. Est-ce que c’est quelque chose que tu as l’habitude de faire ? Tu peux nous en dire plus sur ce choix et sur ce qu’il permet selon toi ?
Oui j’aime bien filmer seule en partageant le quotidien des gens que je filme. Et après c’était aussi notre habitude d’amitié de parler, c’est ce qui a donné quelque chose de très intime. C’est cette intimité-là qui m’intéressait aussi dans le film et il n’y a pas grand monde qui puisse s’y glisser sans la perturber. J’aime bien l’immersion totale, c’est ma façon de fonctionner. Je ne dis pas que l’instinct est l’intelligence absolue mais tout de même, dans le documentaire la phase d’écriture est plus analytique, tandis que pendant le tournage ta qualité première, c’est l’instinct, l’émotion que tu saisis. À plusieurs, quand tu es en équipe, tu peux un peu perdre ce truc-là. La coréalisation implique parfois une argumentation pour aller filmer. Depuis mon deuxième court-métrage j’ai commencé à fonctionner de cette façon et je me fais assez confiance sur ce que je recherche. Je filme très peu mais assez utile, je sens ce que je veux. Je travaille longtemps sur mes documentaires mais je n’ai pas beaucoup d’heures de rushes car je sais ce que je veux. Le fait d’être seule me permet de suivre plus directement mon instinct.
Le documentaire rend compte de la violence, de la complexité de la situation, mais surtout du règne de l’absurde, est-ce que tu t’attendais à ce que ça ressorte, et de cette façon ? Y’a-t-il des thématiques que tu voulais faire ressortir une fois les images produites mais que tu ne projetais pas à l’origine dans la réalisation du film ?
Il y avait pleins de jalons qui étaient présents dans les intentions du projet et puis bien sûr il y a le fait que je connaissais Derrick. Mais il y a la question de la violence qui est très importante pour moi et que je ne savais pas vraiment comment faire ressortir. Cette question de la violence qui inonde tout : violence raciale, physique, policière. Quant à l’absurde, ce sont des éléments que tu ne peux pas trop provoquer. Tu peux les imaginer mais c’est quand tu te trouves dans une situation que tu te dis : « là il y a un truc ». Cette intuition que j’avais, cette analyse que j’ai peut-être un peu plus bossée en travaillant les dossiers d’écriture, s’avérait finalement juste. Je trouvais dans la réalité les éléments qui correspondaient pile poil donc ça c’était très agréable. C’est une sorte de plaisir politique, émotionnel, relationnel. Je n’ai pas extrapolé, pas fait de l’idéologie. C’était très important pour moi de ne pas arriver avec un cadre idéologique, mais plutôt d’avoir une formule de pensée qui tamise, qui fonctionne avec ce qui se perçoit dans la réalité et où tout le monde puisse se retrouver, que ce ne soit pas quelque chose que j’impose aux protagonistes. En filmant sa famille, son entourage, les rencontres faites sur le trajet, l'idée était effectivement aussi de montrer que malgré cet environnement violent et absurde, il y a des poches lumineuses qui peuvent exister.
Tu me disais qu’il te tenait à cœur de mettre en lumière l’intelligence stratégique et politique de Derrick, pourrais-tu m’en dire plus ?
En politique j’aime très peu les idéologies et je suis admirative des personnes qui construisent d’elles-mêmes leur point de vue politique et leur stratégie de défense, plus particulièrement lorsqu’elles subissent elles-mêmes des oppressions très fortes, qu’elles aient le recul d’analyser les éléments qui les contraignent mais aussi d’identifier des parades pour les contourner ou les combattre. Concernant Derrick c’est cette chose très singulière qui consiste à dire : « j’ai essayé de rentrer dans les cases que m’imposaient les États-Unis, finalement ça ne me correspond jamais et je me retrouve à l’endroit auquel je ne veux pas être qui est celui de la misère économique, de la violence sociale et de l’exploitation physique ». Sa façon d’analyser les contraintes sociales, raciales que le système impose. Cette analyse à travers laquelle il souligne qu’il n’a d’autre option que de quitter le pays parce qu’il se trouvera toujours dans la mauvaise case du point de vue des contraintes que le système en place lui impose.
Propos recueillis par Yulia Kaiava
Séances à Cinéma du réel
Vendredi 22 mars 14h30 Centre Pompidou Cinéma 1
Mardi 26 mars 20h45 Forum des Images