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Pouvez-vous nous parler de la technique utilisée pour les images du film ? Le film a été tourné en noir et blanc, quelles étaient vos intentions ?
Sergio Guataquira Sarmiento : Le film a été tourné en numérique, nous ne pouvions matériellement pas tourner en pellicule au cœur de la jungle. Je voulais enlever tout côté exotisant. L’intérêt anthropologique, notamment dans les années 60 et 70, est marqué par la couleur verte de la forêt qui est devenue un symbole d’exotisme total, je voulais libérer le film de cette vision. Le noir et blanc permet d’ôter une couche, d’arriver plus vite à une lecture de l’humain.
Comment vous est venue l’envie de faire ce film ?
Ce film mûrit depuis que j’ai quitté la Colombie. Arriver en Europe c’était comme une deuxième naissance, j’y suis depuis 16 ans. J’ai une envie d’appartenance et pourtant je me sens étranger partout. Je suis descendant des premières nations, mes origines viennent des Chibchas. Ils ont subi une extinction lors de la colonisation espagnole. Un jour j’ai lu un article dans El Espectador, qui traitait d’une épidémie de suicide chez ce peuple, ça m’a marqué. Ces suicides n’appartiennent pas à la culture traditionnelle, et pourtant il y a des vagues de pendus. Il y a un peuple dans la jungle qui se meurt.
Vous dites dans Adieu sauvage qu’ils « meurent d’amour » alors qu’ils n’ont pas de mot pour ce sentiment…
Les vagues de suicides ont été remarquées dès 2002. Des chercheurs européens viennent, cherchent et ne comprennent pas. Ils plaquent des sciences occidentales sur des populations qui ne le sont pas, il y a un écart. Il y a un abîme de communication entre les deux cultures.
Les suicides viennent d’un problème émotionnel. Ils n’arrivent pas à communiquer ce noyau émotionnel qui est au cœur du problème. Depuis la Renaissance l’occident s’est concentré sur l’expression d’un moi intérieur, c’est un processus qui n’a pas été vécu par cette communauté. Concrètement dans la langue on ne dit pas : « je suis triste » mais « je pleure » - c’est factuel. Et d’ailleurs il n’y a pas vraiment d’équivalent pour dire « je t’aime », on dit « tu m’appartiens ».
À Mitù, ville occidentalisée, on stigmatise les peuples de premières nations, ils sont vus comme des sauvages qui ne ressentent rien, qui n’ont pas de sentiment. Ce film devient la radiographie d’un peuple qui semble ne rien ressentir et qui pourtant ressent trop. D’ailleurs une radiographie ce n’est pas en couleur, c’est en noir et blanc.
On a l’impression qu’avec ce film vous vouliez faire une rencontre avec vos origines, et finalement c’est plutôt un adieu – pouvez-vous nous parler du titre du film ?
ADIEU sauvage, c’est une manière de dire adieu à la sauvagerie à laquelle ils sont associés. Lorsque l’équipe de foot féminine que j’ai entraînée a gagné contre les colombiennes, Laureano m’a serré fort, il était très fier. Fier de montrer aux autres que son peuple n’est pas une communauté de bons à rien sans émotions. Je voulais leur montrer qu’ils sont humains, que ce ne sont pas des sauvages.
À Laureano j’ai dit « au revoir mon ami » et « adieu sauvage », adieu aux mots mal utilisés, adieu à la vision déshumanisante. Adieu sauvage, bonjour l’humain.
Est-ce que c’est aussi un adieu pour vous ? À la fin du film, il vous dit que vous ne serez jamais indien, est-ce que votre quête identitaire a échoué ?
Quand il vous dit que vous ne serez jamais indien, on se sent comme un imposteur.
En Europe, l'indianité est perçue différemment, pour la première fois j’ai joui de ça, de manière positive. Je suis occidental, ma construction en tant que personne est occidentale, et pourtant je me suis approprié un capital génétique. Quand j’arrive là-bas je ne suis pas perçu comme un indien, mais comme un blanc. Avoir un nom issu des premières nations, ça n'octroie pas une place.
Je me souviens que quand on a présenté le projet du film à la communauté, j’ai dit que j’étais indien et ils se sont tous marrés. Pour eux c’était d’un ridicule majeur. Et au fur et à mesure que le film avance, je me rends compte que je n’ai peut-être pas ma place.
Pourtant je ne dirais pas que c’est un échec, dans la quête de soi on peut déjà se définir par ce qu’on n’est pas. Je pense que c’est par élimination qu’on peut se définir dans la vie.
Le film évoque une poésie de la nature, vous lui donnez une place très importante, elle est constamment présente, parfois écrasante et parfois douce – je pense notamment à la scène avec la libellule qui aurait comme vertu d’éviter les ronflements. Vous évoquez l’écart entre les croyances et les faits. Par exemple, le seul endroit où il y a du réseau, c’est au sommet de la montagne sacrée. Mais plutôt que de jouer de l’ironie de cet écart, vous avez une approche plutôt mélancolique.
Je viens d’une culture ésotérique. J’ai tendance à y croire. Mon chef opérateur est quelqu’un de très pragmatique au contraire. Mais on était face à tellement de choses qui nous dépassaient. Je n’aurais pas la prétention de dire ce qui est vrai ou faux, mais je laisse la place au doute.
Quand on est parti filmer la montagne sacrée, Laureano nous a dit « prenez le matériel de pluie il pleuvra pendant 10 minutes en haut », et il a plu pendant 10 minutes. C’était la montagne qui nous accueillait à sa manière. Il y a peut-être de la naïveté, celle du petit gars de la ville qui arrive dans la forêt et qui veut bien y croire, et puis il y a quelque chose d’excitant à filmer ces choses-là, et à les voir.
La jungle constitue un univers avec des signes qui peuvent être interprétés. J’étais sidéré par la capacité de ces humains à lire ces signes dans une telle masse informationnelle, nous on est complètement perdu, c’est un monde cartographié. À l’inverse ils seraient perdus.
Dans le film vous dites que personne ne revient jamais, êtes-vous encore en contact avec Laureano et sa communauté ?
Nous avons des temps d’échange, oui. Mais ces temps sont courts, Laureano m’envoie des messages, des nouvelles, quand il est de passage en ville – seul endroit où il y a du réseau. J’ai une envie profonde d’y retourner. C’est une promesse que je leur ai faite, on essaie de préserver le lien.
Propos recueillis par David Hubaud
Film projeté le Vendredi 24 mars à 20h45 au Centre Pompidou (C1), le Lundi 27 mars à 14h au MK2 Beaubourg, le Mardi 28 mars à 19h à la Bulac