Comment avez-vous rencontré Huahua ?
J'ai commencé à me rendre régulièrement à Xiongan New Area pour un tournage en 2018. J'ai rencontré Huahua en mars 2019 dans un parc où beaucoup de livestreamers dansaient. Son neveu nous a présentées. Elle est apparue dans mon précédent film, A Thousand-Year Stage. Quand j'y suis retournée en janvier 2020, je voulais apprendre à la connaître davantage.
La plupart du tournage a eu lieu en janvier 2020. Le Covid était déjà présent en Chine. Je suis retournée aux États-Unis fin janvier, lorsque les choses se sont accélérées. Dans un certain sens, j'ai eu de la chance, parce que j'ai réussi à avoir des images avant les restrictions et également parce que Huahua fait du livestream, j'ai pu enregistrer son contenu pendant la pandémie.
Comment lui avez-vous présenté le projet ?
Je pense que dans de nombreux endroits en Chine, les gens ont l'habitude d'être filmés et de se filmer, à cause de l'importance du livestream. Donc lorsque je filme là-bas, beaucoup pensent que je fais également du livestream. En janvier 2020, j'ai demandé à Huahua si je pouvais la suivre et filmer son quotidien, je lui ai dit que je voulais faire un film sur elle. Puis on a appris à se connaître durant le tournage, à travers nos caméras à toutes les deux.
Pensez-vous que son habitude de se filmer et se mettre en scène a influencé sa relation à votre caméra et sa présence dans le film ?
Huahua semble être très en contrôle de la manière dont elle se met en scène, elle sait comment le public réagit à son image. Pourtant, elle est très candide sur les réseaux sociaux et dans la réalité. Qu'elle danse ou qu'elle se défoule, elle joue avec la caméra, et elle m'a perçue ainsi, moi et ma caméra. Elle a été très coopérative et généreuse, m'a ouvert les portes de sa maison, tout en me signalant clairement les moments où elle ne voulait pas que je filme.
Pouvez-vous nous parler du phénomène de livestreaming en Chine ? Fait-il face à des restrictions ?
Le livestream s'est vraiment développé en Chine aux alentours de 2016. Huahua utilise l'application Kuaishou dans le film, qui est très populaire dans les régions rurales du pays. Ça ressemble un peu à Tik Tok : on peut y poster des vidéos courtes, se filmer avec des filtres et de la musique ou faire des lives. C'est devenu très important là-bas car c'est une forme de commerce en ligne.
Kuaishou m'intéressait aussi parce que j'avais l'impression que c'était comme une sorte de contre-archive de ce qui se passe à Xiongan New Area, qui est dépeint de manière très partielle dans les médias. Ça m'intéressait d'entendre ce que les résidents avaient à dire dans cette application.
En terme de censure, l'algorithme de Kuaishou peut punir les utilisateurs s'ils sont jugés « vulgaires ». Il y a différentes règles. Par exemple, on ne peut pas boire d'alcool ou jurer. Sinon, on peut recevoir un avertissement, être masqué des autres utilisateurs ou banni pendant quelques jours.
Et au fil du film, Huahua se confie également à vous sur le rôle presque thérapeutique du réseau social et l'importance d'être vue...
Il faut souligner que Kuaishou est également un travail pour Huahua. Elle gagne sa vie grâce à cette application. Ses followers peuvent lui envoyer des cœurs durant les lives, qui représentent des sortes de pourboires. Mais le film révèle aussi la manière dont Huahua a réussi à se forger une communauté parmi ses followers et la catharsis qui se dégage de ses performances. Elle se voit aussi un peu comme une thérapeute pour les autres, elle est assez ouverte sur sa propre colère mais interagit également avec son public. Elle est amie avec de nombreux livestreamers et propriétaires de magasins.
Dès le début, on s'attend à ce que ce film traite de sa relation avec les réseaux sociaux, mais il donne aussi à voir d'autres aspects de sa vie : domestique, familiale, et même les problèmes sociaux. Saviez-vous dès le départ que vous vouliez montrer ces facettes ?
Je ne savais pas du tout que je ferais un film de ces images. Je pensais faire de la recherche, j' apprenais sur elle, je me questionnais sur mes prochains projets. Le film a totalement émergé du processus de montage. Pour moi c'est vraiment un portrait de Huahua. Le contexte de Xiongan New Area fait partie des raisons pour lesquelles je me suis intéressée à elle et à Kuaishou, l'idée de se mettre en scène, mais la ville en elle-même n'est pas au premier plan.
Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur ce processus de montage ?
J'ai commencé à monter dès que je suis revenue de Chine, en janvier 2020. Au début je ne savais pas que j'allais utiliser des extraits des lives de Huahua mais c'est finalement devenu une partie importante du film, l'entrelacement de ses images et des miennes. Donc j'ai appris à la connaître dans un premier temps durant le tournage, puis ensuite à travers ses livestreams. La question importante, c'était de savoir comment les faire fonctionner ensemble et la relation qu'elles auraient. J'ai essayé de les intégrer de manière à les faire un peu jouer ensemble, travailler avec les temporalités et la grammaire, à la fois celle du documentaire et des livestreams. Je pensais au spectateur et aux moments de confusion dans les rapports entre le filmeur, le filmé et le public. Huahua me filme pour ses livestreams comme je la filme pour mon documentaire. Je voulais mettre en avant les trois publics différents : le public présent sur les lieux, les spectateurs de ses livestreams et ceux de mon film.
Huahua a-t-elle pu voir le film ?
Elle en a vu une version l'année dernière. Elle l'a même montré sur son Kuaishou. Elle a pointé son téléphone sur l'ordinateur de sa fille et a dit à ses followers qu'on avait fait un film sur elle. Et je me rappelle que j'étais là et son public se demandait ce qu'il se passait, parce qu'elle montrait une scène un peu sombre dans sa cuisine. Je crois qu'ils préfèrent regarder son contenu plutôt que mon film !
Propos recueillis par Andréa Lepore