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Billet de blog 16 mars 2022

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Entretien avec les réalisateurs de The Raw and the Cooked

Sur la côte orientale de Taïwan, après une averse nocturne, une famille aborigène d’Amis part à la chasse aux escargots armée de lampes frontales. De retour chez eux, tandis qu’ils les préparent, les membres de la famille transmettent leur langue menacée de disparition à la génération suivante et partagent des histoires de fantômes.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Pouvez-vous nous parler de votre parcours, qu’est-ce qui vous a poussé à faire des films ?
Lisa Marie Malloy : Je pense que je fais des films depuis six ans maintenant. Je suis vraiment intéressée par la réalisation parce que c’est pour moi un moyen de se connecter avec les gens, les communautés avec lesquelles on n’a jamais l'occasion de le faire... J'ai travaillé sur des films généralement basés sur des communautés spécifiques, certaines aux Etats-Unis, d'autres en Chine et enfin The Raw and the Cooked à Taïwan.

Dennis Zhou : Mon parcours à moi est moins conventionnel. The Raw & the Cooked est mon premier film. Auparavant, j’ai travaillé en tant que scénariste et monteur à New York. J’ai écrit quelques scénarios et critiques de films et j'ai travaillé dans la presse pour le Festival du Film de New York. Il s’avère qu’ensuite, Lisa et moi avons reçu cette fameuse bourse –Fullbright program– pour aller, des États-Unis, passer une année  à Taïwan. J'ai eu la chance d'être avec Lisa, elle avait apporté ses talents de cinéaste mais également tout son équipement, dont ses caméras, le matériel son et des pellicules. Nous avons donc regardé beaucoup de films et décidé de créer quelque chose pendant notre séjour à Taiwan. C’est là que juste après, nous sommes par chance tombé sur la famille des Chens, qui joue dans le film. Tout s'est fait naturellement.

Lisa : En effet, nous venions de nous rencontrer à Taïwan grâce au programme. Mon projet était de faire un film, mais je n'avais aucune idée de ce que j'allais faire au début.

Quand est-ce que l'idée de The Raw and the Cooked est-elle devenue concrète ? 
Lisa : Alors que nous étions tous les deux en train d’explorer à vélo  la région de Chishang – qui est assez sauvage – pour trouver un restaurant le soir, nous sommes descendus dans une rue sans éclairages à la recherche d’une adresse qu’on avait repérée. Arrivés au restaurant, nous sommes tombés sur cette famille qui nous a chaleureusement accueillis.
Ils étaient tous assis près du repas et nous ont invités à dîner avec eux. Ce fût la genèse de la rencontre avec cette famille et cette communauté de l’est taiwanais.
Nous ne pensions pas vraiment faire un film, pendant un certain temps nous passions juste du temps avec eux en tant qu'amis, à Chishang et à Taipei la capitale. Naturellement avec le temps, nous avons commencé à documenter et à filmer ensemble. Ils étaient aussi très disposés et intéressés par le matériel technique que nous avions. En tous cas, nous ne nous sommes dit qu’on faisait un film sur eux qu’après des mois et des mois de temps passé à leurs côtés.

Dennis : Oui, comme Lisa le dit, nous les avons rencontrés un peu par hasard et nous sommes restés en contact avec eux. A la fois à Taipei, où certains membres de la famille vivent, mais aussi à Chishang.
Le timing coïncidait aussi avec un moment spécial à Taïwan : c'était la première grande épidémie de Covid-19. Quand nous sommes arrivés à Taïwan, ce fût comme une incroyable oasis où la vie se déroulait normalement, ce qui était très différent de ce qui se passait à New York. Mais pendant l'été les choses ont commencé à changer très rapidement.
Nous avons eu beaucoup de chance car plusieurs des membres de la famille se trouvaient à Chishang, simplement parce que tout le monde essayait d'être avec ses proches et de ne pas se retrouver dans une ville bondée. Nous allions leur rendre visite - ils vivaient près de chez nous - dès que nous le pouvions, on traînait ensemble, on discutait, on faisait des barbecues, etc.
Ils nous invitaient à venir les regarder travailler, la récolte de riz  est un exemple de leur principale activité à l'époque. Ils venaient aussi nous emmener dans les zones naturelles autour de chez eux, ou encore à ramasser des escargots. À partir de là nous avons pensé que nous pourrions utiliser ce temps pour faire un film.
Après avoir passé du temps avec eux à découvrir leur relation à la région et aux paysages qui les entourent, nous avons réalisé qu’on pouvait juxtaposer leur relation mécanique à la région et d'autre part leur relation organique, plus naturelle aux lieux, et ainsi voir comment ces deux choses pourraient communiquer.

Lisa : Ils étaient aussi très intéressés par le matériel avec lequel nous travaillions. C’était une caméra 60mm, une vieille machine qui avait une grosse batterie portée – elle était vraiment lourde. Beaucoup d'entre eux travaillent dans la mécanique, ils sont très habiles et font beaucoup d’activités manuelles (électriciens, agriculteurs, etc.).
Un jour, la batterie de l'appareil photo était cassée, je me suis dit : « Mais qu'est-ce que je vais faire ? » et Adan m'a dit : « C'est une batterie que tu peux acheter en ville ». Si Adan n'était pas là, il n'y aurait pas eu de batterie ni de film (rires).
Il y a aussi une sorte de confort avec l'endroit où nous étions et les personnes avec lesquelles nous étions, ce qui a aidé à catalyser le film. Agong par exemple, un des aînés du village, nous encourageait beaucoup à parler avec les gens.

En effet, la familiarité avec le contexte dans lequel vous étiez a permis de produire des moments riches en authenticité. Il y a un percutant personnage qu’on retient, que les gros plans font vivre tout le long du film : l'escargot. Était-ce votre fil conducteur durant la réflexion sur l’écriture du film ?
Lisa : En fait, l'escargot a été introduit dans cette région – et à Taïwan en général – au début des années 1900, à l'époque où le Japon colonisait Taïwan et transformait une grande partie du pays en rizières. Le Japon essayait d'en faire un grand producteur de riz et c'est donc à cette époque que la population autochtone de la région a commencé à s'impliquer dans la récolte. L'escargot a une histoire et une relation très intéressantes avec le travail des gens. Il prospère dans l’écosystème des rizières avec un tas d'autres êtres vivants, comme le rat des champs que l'on voit rapidement à un moment du film.
Cet escargot est donc présent à cause et grâce aux rizières. Après la pluie, le soir, les gens de la région sortent dans ces champs avec des lampes frontales, comme au début du film, pour ramasser des escargots. C'est quelque chose qu'ils aiment faire. C’est une activité importante car elle engendre tout le processus qui vient après : le nettoyage, le fait de laisser les escargots reposer pendant quelques jours, de les cuisiner, de les manger, etc. Nous avions donc concentré le film sur cela puis nous avons commencé à étendre la réflexion à d’autres aspects de leur vie. Nous ne voulions pas seulement nous concentrer sur cette incroyable famille et leur communauté, mais aussi sur les plantes et les animaux avec lesquels ils interagissent au quotidien. D’ailleurs le titre original du film, « Jumoli », veut dire escargot.

Dennis : Je pense que nous avions décidé de faire un film dans cet endroit, Chishang, puis nous avions décidé de travailler avec cette famille, les Chens. Une nuit, nous sommes arrivés chez eux et il y avait une sorte de grande caisse qu’on voit dans le film. Elle était remplie de ces escargots que j'avais peut-être vus passer sur les routes après les pluies. Ils nous ont dit qu'ils étaient sortis la veille à minuit, pour faire ça. Et comme nous leur avions demandé de nous emmener ramasser des escargots avec eux, ils étaient tout à fait prêts à y aller. Nous avons tout embarqué sur un scooter tard dans la nuit et sommes partis dans les champs avec des bottes de pluie, des lampes frontales et du matériel technique. C'est une activité vraiment unique.

L’escargot ici résume la façon dont les forces de l'histoire ont façonné le paysage, puisqu’il est apparu avec le colonialisme. Le paysage a également été remodelé pour produire du riz. Ainsi, nous avions réalisé qu’on tenait un fil pour l’écriture du documentaire. Nous avons réalisé que cette minuscule créature renfermait beaucoup de forces historiques. On s'est dit que ça pourrait être un bon moyen d'utiliser ça pour amplifier les thèmes du film. C'est aussi drôle parce que la première du documentaire a lieu ici en France et qu'ici, les escargots sont soit pas comestibles, soit considérés comme un mets délicat. En tous cas, durant la réalisation du film, je pense en avoir mangé environ 300 (rires).
Au début du film, on les entendait parler de la différence entre les escargots noirs et les escargots blancs. Les escargots noirs étaient l'espèce initiale, mais une nouvelle espèce, blanche et plus grosse, est apparue.  Elle est apparemment dégoûtante à manger. Nous avons aussi essayé de naviguer entre cette dernière espèce qui est apparue et celle qui était là depuis le début.

Pouvez-vous nous en dire plus sur cette lecture postcoloniale développée à travers le film ?
Lisa : La première bobine que nous avons tournée était celle où ils nettoyaient les escargots. C'est devenu pour nous un moment vraiment important où les aînés de la famille essayaient d’apprendre aux enfants leur langue maternelle, la langue Amis. Je pense qu'il est devenu très clair qu'à travers leur incroyable relation au non-humain, et à travers ces activités et leurs intérêts, qu’il subsiste une sorte de connexion intergénérationnelle autour de la culture et de la préservation de cette langue en danger. Ce moment précis devient un espace où la souveraineté culturelle est créée.

J'aimerais parler de votre processus de tournage, comment s'est-il déroulé dans le temps ?
Dennis : Je pense que nous avons tourné à la volée, ils avaient mon numéro et ils nous appelaient pendant leurs activités pour nous demander si nous voulions venir. Nous avions l'habitude de tout charger et de les rejoindre avec notre scooter.

Lisa : Quand cela avait un sens, nous tournions, mais nous n'avons jamais vraiment senti que c'était le seul moment pour tourner quelque chose, parce que nous vivions là depuis si longtemps et parce que nous traînions avec eux tous les jours.
Nous avons donc commencé à construire au fur et à mesure, nous avons anticipé ce que les gens pourraient faire et préparé le matériel dont nous aurions besoin, tout en laissant un peu de place pour les choses plus spontanées.

On remarque en effet qu’il y a un parti prix au niveau du cadrage : les plans serrés qui nous plongent dans les détails du quotidien des Chens. Était-ce une volonté artistique d’illustrer vos sujets de la sorte ?
Lisa : Oui, je pense qu'il y a deux aspects dans la façon dont le film a été tourné : le premier est pratique. J'avais juste un vieux zoom Arri sur la caméra et il n'était pas calibré. Il fonctionne mieux quand on zoome complètement, alors que quand on fait un plan plus large avec, c'est difficile de voir sur quoi est faite la mise au point. Globalement, ce film devait être filmé en plans serrés, et les séquences tournées en numérique nous ont permis d'être un peu plus larges.
Personnellement, j'aime aussi ce qui se passe quand on filme quelque chose en plans serrés. Il y a une sorte d'effondrement de l'espace qui se produit, que je trouve intéressant. Ça peut aussi intéressant d’imaginer le point de vue d'un escargot.
Aussi, quand on filme de très près, on crée une sorte d'intimité, une connexion avec le moment qu'on partage avec la caméra, c'est un peu abstrait. Ça ne donne pas au spectateur une réponse complète. Au contraire, je veux susciter des questions : qu'est-ce que je regarde ? Quelle est cette texture ? Je veux que les gens voient ces petits détails qu'ils ne verraient peut-être pas autrement.

Dennis : Après avoir développé le film et en le regardant simplement en tant que spectateur, je me suis aperçu qu'il y avait un effet de texture qui se développe lorsque vous filmez de la manière dont Lisa le fait. Surtout pour un film où nous parlons de ce genre de plans incroyables d’un escargot qui scintille la nuit et de la lune qui brille dans le ciel. Il y a quelque chose dans le grain de la pellicule, la proximité, la perspective qui crée presque un sens du toucher. Il y a quelque chose de plus tactile quand vous filmez de cette façon.

Vu que vous étiez dans un endroit très naturel, brut, vous n'aviez pas besoin d'éclairages ou de gros matériel technique supplémentaire, je suppose ? Ou était-ce un choix pour ne pas déranger le quotidien des Chens ?
Lisa : Très souvent, je tournais et Dennis s'occupait du son. Concernant l'éclairage, ce n'était pas pour éviter de les déranger car nous étions bien présents avec notre grosse caméra.
Pour la lumière, il y a quelques moments où nous nous sommes servis des lampes frontales qu'ils utilisaient pour ramasser les escargots. Les lampes étaient d’une qualité professionnelle. C’était très amusant de filmer et de diriger la lumière avec ma tête. C'était une expérience de tournage vraiment originale et incroyable. J'étais très concentrée à ces moment-là, en suivant les gens, tout en trébuchant. La moitié de mon esprit était sur l’éclairage de la scène et l’autre moitié sur la création de l’image (rires).
Je détournais souvent le regard parce que je ne voulais pas que ma lampe frontale éclaire tout. Je pense qu’il y a quelque chose dans le film, qui fait que, lorsqu'il fait sombre et que vous pouvez à peine voir, cela peut être tout aussi puissant, sinon plus, que d'avoir toujours un éclairage parfait ou de tout voir à l’écran. Je pense que c’est important d’adopter les imperfections, surtout dans le contexte où le film a été créé.

Entretien mené par Madiha Yaqouti

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