Qu’est-ce qui vous a amené à faire ce film ?
J’ai commencé à travailler sur ce projet en 2018. Je ne faisais que m’amuser avec le matériel ; je n’avais pas de plan ou d’agenda précis en le faisant. Je travaillais sur le sentiment du passé rattrapant le présent, conduisant à une sorte d’aplatissement du temps. Puis la pandémie est arrivée, et elle a ajouté ce poids émotionnel aux choses ; c’est à ce moment-là que le film a vraiment commencé à prendre forme. Cela m’a fait penser au passé, au présent et à l’avenir : à la direction que nous prenons. En fin de compte, je voulais capturer cette dérive existentielle que nous traversons tous.
Pourquoi le titre Polycephaly in D ? Cela ressemble presque à un mouvement musical.
Je n’ai pas commencé à faire ce film avec un titre en tête ; c’est arrivé à un moment donné. La polycéphalie est le fait d’avoir plusieurs têtes ; avec la pandémie en cours, j’ai l’impression que la plupart des gens ont dû se faire pousser une autre tête, donc cela semblait approprié. Alors le « D » représente bien la note musicale « ré ». Je l’ai choisi parce que c’est une clé majeure, qui donne un sentiment triomphant et heureux. Je voulais ajouter cette idée d’espoir et de régénération au titre. Mes films peuvent parfois sembler assez sombres, et bien qu’il y ait un équilibre entre la noirceur et l’humour, je voulais aussi ajouter de l’espoir à l’expérience, l’espoir que les choses s’amélioreront dans les années à venir.
En parlant de musique, le choix de la musique dans le film a-t-il joué un rôle important pour vous ?
La musique est très importante pour moi. Je l’utilise tellement dans mes films que j’ai l’impression de devoir me retenir et en enlever un peu. Eh bien, d’abord, je suis un fan de l’utilisation de la musique comme outil cinématographique. Il y a quelque chose dans la façon dont la musique et les images s’associent qui les fait si bien fonctionner ensemble et ajoute de la fluidité. En ce qui concerne les morceaux précis que j’ai choisis, j’ai décidé d’utiliser des chansons plutôt connues. J’ai senti qu’en utilisant des morceaux reconnaissables, je serais capable de faire ressortir différentes connotations chez différentes personnes par rapport à la musique choisie. Une chanson pourrait avoir un sens précis pour moi et un sens différent pour quelqu’un d’autre, nous permettant ainsi d’interpréter ce que l’on voit de manières différentes. La musique contribue également à la qualité cinématographique générale du film. J’ai commencé à m’amuser avec la musique, et cela a fini par orienter le film dans une certaine direction. Par exemple, j’ai utilisé la musique de l’opéra Salomé pour la scène de la piscine par rapport au thème de la décapitation, ce qui contrastait avec le concept de polycéphalie. Pour d’autres morceaux de musique, je me suis basé sur un sentiment, une envie, plutôt que de faire un choix concret ; c’était plus pour l’ambiance et il n’y avait pas de connotations spécifiques.
Selon vous, qu’est-ce qui peut être exprimé à travers le film expérimental qui ne peut être exprimé à travers d’autres modes tels que la narration ?
Je retrouve une certaine liberté dans le mode expérimental, celle de ne pas raconter une histoire claire. Je suis plus intéressé par la création d’une expérience que par quelque chose de linéaire et concis. Il est intéressant de noter que l’expérimental peut exister à la fois dans la fiction et la non-fiction ; il n’y a pas de règles à suivre. Cela me permet d’imprégner mes films de beaucoup de mes propres questionnements.
Qu’est-ce qui vous attire dans le film de collage en tant que médium artistique ?
Je fais des films de collage depuis 20 ans, depuis l’école de cinéma en fait ; c’est là que j’ai commencé à m’intéresser à cette forme. J’ai d’abord commencé avec des found footage de mon grand-père, donc j’avais un lien personnel avec le film de collage. Ce que j’aime dans cette forme, c’est l’opportunité qu’elle donne de dériver un sens secondaire, votre propre interprétation. Je suis vraiment attiré par le sens étrange créé par des parties qui ne sont pas supposées aller ensemble ; cela offre un aspect abstrait satisfaisant et un certain niveau de transparence. Le collage vous amène également à réfléchir à la construction du film, à la forme elle-même et non seulement au contenu. C’est presque quelque chose sur le point de s’effondrer, une superposition de sens ; la façon dont les films de collage sont perçus et comment ils changent au fil du temps génèrent un nouveau sens.
Quelles sont vos influences artistiques et quelles sont certaines œuvres dont vous vous inspirez ?
Je m’inspire beaucoup des clips des années 90, ainsi que des œuvres de cinéastes comme David Lynch. Je n’avais aucune connaissance préalable du cinéma expérimental avant d’entrer en école de cinéma. J’y ai découvert les œuvres de gens comme Kenneth Anger et Maya Deren, qui m’ont beaucoup inspirées. Récemment, j’ai rencontré beaucoup d’œuvres narratives indépendantes ; j’aime leur liberté de repousser les limites de ce que peut être un récit. L’installation « Apex » d’Arthur Jafa en fait partie. La densité du collage est quelque chose qui m’a rappelé le mélange du familier et de l’inconnu auquel je reviens souvent dans mes films.
Tout au long du film, nous suivons une conversation entre deux personnes. Qui sont-elles ?
Le dialogue a été écrit pour le film. Je voulais que l’on ait l’impression que cela pouvait être n’importe quoi : un échange par texto, un appel téléphonique, une conversation télépathique. En termes d’atmosphère, je voulais donner l’impression de quelque chose entre une session de thérapie et un sex chat. Cela pourrait se passer entre deux personnages liés par un événement traumatisant, mais j’aime plutôt le voir comme une version d’une personne parlant à une autre version d’elle-même, de son moi précédent. On revient à l’idée de multiples personnalités et de plusieurs têtes, à la polycéphalie.
Il y a pas mal de singes dans votre film, de King Kong à la poupée/caméra singe. Que représentent-ils ? Y a-t-il un thème que vous essayez de transmettre à travers eux ?
D’abord, pour King Kong, il est déjà un symbole, au-delà de mon film. Il est un symbole dans les films King Kong, et les films eux-mêmes sont devenus des symboles. J’ai choisi la scène de la mort de King Kong pour, encore une fois, représenter une forme d’effondrement. Il est cet être immense et puissant, mais il est abattu et tombe vers sa mort du haut de l’Empire State Building. Cela s’inscrivait donc dans le thème de l’effondrement en général, mais aussi de l’effondrement de notre société. Les autres singes représentent la vie collective ; avec l’introduction de l’objet étranger [la poupée], ils sont tristes et essaient de comprendre ce qui se passe. Le sens est transmis et ils essaient de comprendre comment procéder.
Si vous deviez expliquer votre film dans vos propres termes, que diriez-vous à ce sujet ?
Robinson : C’est essentiellement un film sur la dérive existentielle, un collage dense qui reflète le monde en tant que crise existentielle.
Décririez-vous votre film comme une œuvre d’art liminale ?
Je n’y pensais pas explicitement de cette façon en faisant le film, mais il exprime en effet le sentiment que la culture est en chute libre. C’est une représentation de nous mêmes qui faisons une introspection et ne savons pas où nous en sommes et où nous allons. Cependant, tous les décombres, la destruction et le chagrin indiquent un potentiel de guérison. En ce sens, oui, je dirais que l’idée de liminalité est définitivement présente.
Propos recueillis par Judy Chelvan