Somankidi Coura répond à la misère et aux séquelles coloniales par la possibilité d’un retour au pays et une réflexion sur les pratiques agricoles. Quel a été le cheminement de cette initiative ?
Somankidi Coura est le fruit d’un cheminement politique complexe. Il y a d’abord l'expérience d'une génération de jeunes Africains de l’Ouest venus travailler dans les usines françaises à partir de 1960 et confrontés à des conditions de travail exécrables ainsi qu’au racisme de la société française. Ces difficultés ont entraîné une prise de conscience politique chez les futurs fondateurs de la coopérative. L’autre tournant, c’est une série de famines et de sécheresses dans le Sahel à partir des années 1970, très tôt analysées comme étant la conséquence de la violence coloniale faite sur les sols, au-delà de celle faite sur les humains. Avec la famine, les familles des gens qui travaillaient en France demandaient toujours plus l’envoi de mandats pour pouvoir se nourrir. C’est à partir de là qu’une réflexion en profondeur sur l’agriculture commence depuis l es foyers parisiens au sein de l’Association Culturelle des Travailleurs Africains en France (ACTAF). Un retour agricole militant est envisagé afin de prendre tout ce mal à la racine en 1976 avec pour objectif la région du fleuve Sénégal, une zone frontalière entre la Mauritanie, le Sénégal et le Mali.
Les fondateurs de la coopérative se sont rencontrés dans le cadre de l’ACTAF. Sur quels principes s’est-elle structurée dans les années 1970 ?
Le mouvement des travailleurs immigrés s’est structuré dans les usines à partir du milieu des années soixante face à l'urgence de revendications spécifiques au sein du mouvement ouvrier. L’ACTAF naît en 1971 avec pour nom initial Comité de Soutien aux Luttes de Libération des Colonies Portugaises et mène des premières actions de soutien, par l’intermédiaire de projections, de dons de sang et d’habits aux mouvements indépendantistes en Guinée-Bissau, en Angola, au Mozambique et au Cap-Vert. La dénomination d’Association Culturelle, d’apparence plus innocente –une couverture face à la multiplication des descentes de police dans les foyers – lui est ensuite préférée. Mais il s’agit d’une définition de la culture indifférenciable de l’activisme politique, une tradition culturelle radicale immigrée. L’ACTAF fait partie d’une myriade de groupes qui se mobilisent quotidiennement contre la précarité des travailleurs immigrés qui vivent dans des foyers insalubres loués par les marchands de sommeil. La mort de cinq ouvriers africains dans un foyer d’Aubervilliers en 1970 avait été un tournant et le début du mouvement des grèves des foyers.
Comment la jonction s’est-elle opérée entre ces travailleurs immigrés et le monde paysan ?
Une réflexion sur l’agriculture avait déjà été menée par le Front Paysan et certains mouvements antiimpérialistes en amont des violents épisodes de sécheresse au Sahel. Après les indépendances, des cinéastes s'emparent de la question agricole comme Safi Faye qui produit des films-fables pour critiquer la culture de l’arachide et son rôle dans la transformation des petits paysans en ouvriers agricoles précaires ainsi que dans l’appauvrissement des sols. Pour les futurs fondateurs de Somankidi Coura, la source des famines dans le Sahel n’était pas la sécheresse mais l’ensemble des systèmes néo coloniaux sous-jacents. D’ailleurs, parmi eux, on trouve également des Caribéens confrontés, dans une toute autre région, aux mêmes problématiques. La monoculture industrielle, continuation des plantations coloniales ayant épuisé les sols, était déjà pointée du doigt. Le groupe a prospecté jusqu’à trouver une association de paysans de la Marne qui a accepté de mener des stages pratiques et théoriques de six mois auprès des travailleurs. Ils leur ont permis de prendre la mesure de l’endurance exigée par le travail agricole et de tisser un réseau de solidarité encore actif à ce jour.
Des termites au plan satellite du fleuve Sénégal, quel intérêt cinématographique présentent ces variations d’échelle ?
Les termites sont récurrents dans le film car le groupe construit des canaux en terre de termitières à son arrivée. Dans la région, les termitières sont habitées par des djinns, des esprits. Ils sont en quelque sorte les premiers habitants et c’est pourquoi les gens de la coopérative, Bouba Touré en particulier, ont dû s’assurer au préalable qu’ils étaient les bienvenus auprès d’eux (tout comme ils ont dû s'assurer de la bénédiction des ancêtres et du chef du village le plus proche). Cet accord préalable de bonne entente, ce pacte écologique entre termites et paysans précède le travail de la terre. Les images satellitaires interrogent les usages de certaines technologies. Le groupe s’est posé des questions similaires à son arrivée au sujet des techniques agricoles, par exemple avec l’usage ou non d’un tracteur. Nous avons essayé de travailler avec des images qui ont un rapport évident, dans leur production, au pouvoir et à la domination : films de propagande justifiant l'expansion et l'économie coloniale, système d’agencement d’imageries satellitaires Google Earth et monopole des big datas. Ces différentes échelles sont aussi le signe de différentes infrastructures, qu’elles soient militantes, néocoloniales ou écologiques que l’on a voulu intégrer dans notre récit.
Comment les archives sonores trouvent leur place dans le récit ?
Le point de départ du film était le récit des différentes vies de Bouba et son voyage dans le temps. Cela suggérait donc d’inclure plusieurs archives sonores, plusieurs musiques et des espaces acoustiques variés. Ces espaces sonores sont des éléments narratifs forts qui travaillent au mouvement du film. Au-delà des prises de son réalisées par Bouba ou par moi au cours des années, le film fait entendre un certain nombre de musiques. Des musiques issues de films ou qui apparaissent en fond dans une archive et qu’on a choisi de mettre en avant mais également des musiques qu’on a produites de toutes pièces. On a travaillé avec différents intervenants à partir d’un script qui rend hommage aux termites, aux fleuves Sénégal, aux paysans et aux bergers. On l’a traduit et interprété en soninké, en poular et en bambara, puis on l’a fait chanter par Mah Damba, grande voix de la diaspora malienne et Sira Dramé, une griotte du Yélimané. Le script a également été lu par Mamadou Sow et Mariam Sissoko, respectivement animateur à la Radio Rurale de Kayes et étudiante en sociologie à Paris. Le résultat est un assemblage polyphonique et multilingue qui donne une dimension épique à l’histoire. Il y a enfin les extraits des deux pièces quadriphoniques de Jessica Ekomane ou de la berceuse de deux jeunes filles Aka qui accentuent le rythme polyphonique et cyclique du film.
Dans quelle mesure le titre et le motif d'entrelacement qui le sous-tend reflètent-ils votre méthode de travail ?
Après avoir chacun documenté Somankidi Coura individuellement (Bouba depuis la fondation de la coopérative en 1977, moi depuis 2006), Bouba et moi avons découvert ou redécouvert des films qui avaient été peu montrés comme Safrana, ou le Droit à la Parole de Sidney Sokhona, une fiction cinématographique sur les préparations à un retour agricole et militant de quatre immigrés dans lequel Bouba joue son propre rôle. À force de présenter ces films et ces archives, de les avoir activées sous forme de publication, de pièces de théâtre et d’exposition, s’est lentement posé à nous le désir de produire un objet cinématographique qui pourrait croiser toutes ces voix, toutes ces formes de représentations, d’expressions et de récits. Dans le film il y a du théâtre, différentes caméras, différents protagonistes et différentes voix paysannes comme celle de Goundo Kamissoko, représentante de l’association des femmes de la coopérative. L’histoire de Somankidi Coura se dit à plusieurs voix.
Propos recueillis par Axelle Jean