Sa thérapie passe par la rencontre de ceux qui font le camp aujourd’hui – riverains, artistes, historiens ou sportifs et dont les témoignages insufflent de nouvelles perspectives à ce lieu habité par les fantômes de ceux tombés à cause de la cruauté d’un régime aveugle et autoritaire.
Comment avez-vous rencontré Felix Bruzzone et quelle a été la genèse de Camouflage ?
Le premier livre de Felix Bruzzone s’intitule 76, comme notre année de naissance à tous les deux. C’est une nouvelle que j’ai voulu adapter en court métrage et c’est comme cela que nous nous sommes rencontrés. Mais, quelques années après cette rencontre, je n’avais toujours pas adapté cet ouvrage et Felix m’a écrit en me parlant d’un autre ouvrage : Campo de Mayo. J’ai lu cette première ébauche du livre et j’ai été fasciné par ce récit. Je me souviens lui avoir dit : « Félix, je veux faire un film autour de cette histoire mais nous devons le faire sous la forme d’une fiction ». Pendant plusieurs années, rien ne s’est passé mais quatre ou cinq ans après cette discussion, Félix est revenu vers moi au moment où il recherchait une maison de retraite pour sa grand-mère mourante. Il en a trouvé une qui avait bonne réputation et qui était proche de chez lui. Seulement, celle-ci se trouvait à l’intérieur du Campo de Mayo et c’était un sentiment assez étrange pour lui dans la mesure où sa mère a été tuée à l’intérieur du camp en 1976. Peu de temps après, sa grand-mère est morte et c’est à ce moment qu’il m’a recontacté en me disant : « on doit le faire maintenant ».
Comment les Argentins appréhendent ce passé douloureux dans leur mémoire collective ? Y-a-t-il une forme d’omerta à propos des exactions perpétrées dans le Campo de Mayo ?
Il y a eu de nombreux autres camps comme celui-ci pendant la dictature en Argentine mais la particularité du Campo de Mayo est que c’est encore un site militaire aujourd’hui. Les autres camps de concentration ont été transformés en musées. On continue de beaucoup parler de ce camp en Argentine puisque c’est un pays qui n’a pas peur de se confronter à son passé en comparaison à d’autres pays d’Amérique Latine comme le Chili ou l’Uruguay. Bien sûr, une partie de la population aimerait tourner la page mais ce n’est pas un sujet dont on ne peut pas parler dans le pays, pas du tout. C’est encore un sujet central dans notre société lorsque, par exemple, en 2003 le gouvernement a voté une loi pour annuler l’amnistie des anciens responsables militaires du régime afin de les juger. Pourtant, sous la présidence de Mauricio Macri en 2015, le gouvernement a décidé de réduire par deux les peines des anciens militaires inculpés, ce qui prouve que nous devons toujours nous battre pour la justice.
Dans Camouflage, il n’y aucune image d’archive. Il est donc difficile pour le spectateur de s'imaginer les atrocités endurées par les prisonniers et les prisonnières du camp. On suggère seulement l’horreur à travers le témoignage de certains survivants. Est-ce un choix de ne montrer aucune image d’époque du camp ?
Je ne dirai pas que je n’utilise jamais d’images d’archive parce que peut-être qu’un jour ce sera le cas. Mais pour ce film, je pense que les images d’archives ne peuvent pas rendre compte de ce qu'il s’est réellement passé dans ce camp. Je crois dans le temps présent et dans ce que disent aujourd’hui ces anciens camps de concentration. Je pense que le présent peut dire plus de l’histoire que le passé.
La figure du train revient très souvent dans ce film. La locomotive ponctue les différentes parties du film et rythme la narration. On peut voir un certain contraste entre le frêle Félix qui court sur les rails et cet énorme engin rouge qui fusent à travers le camp. Quelle est la raison de cette omniprésence du train ?
Oui ! Il y a beaucoup de raisons. Déjà, le train traverse le camp et on peut l’emprunter tous les jours de 8h à 20h. Aussi, il y a effectivement une opposition entre Félix et ce train : lorsque Felix court sur les rails, il va dans la direction opposée au train en courant toujours de la droite vers la gauche comme s’il remontait le temps.
Le son tient une place particulière dans ce film en lui conférant un aspect très sensoriel. On entend la pluie, les pas sur le sol, le vent dans l’herbe, le train mais jamais de musique. Pourquoi ce choix ?
Tout comme pour les images d’archive, c’est un choix délibéré de ne pas utiliser de musique. Dans tous mes films précédents, je m’occupais de tout car j’aime cette façon de travailler qui a pourtant ses limites. Pour la première fois dans ce film je me suis entouré d’une petite équipe pour m’épauler, et notamment d’une personne chargée du son. Pour moi, l’ambiance sonore de ce lieu est extrêmement importante. Quand je vais dans ce genre de lieux, j’y vais car je sais qu’ils sont habités par des fantômes et je veux vraiment rencontrer ces fantômes, je le pense vraiment ! Peut-être qu’on ne peut pas les voir mais on peut les entendre donc, oui, le son est très important. Pour la première fois sur ce film, j’ai travaillé avec un sound designer qui m’a permis de faire apparaître certains détails sonores intéressants.
Avez-vous eu des problèmes pour tourner au sein du camp ? Je pense notamment à cette scène où le groupe se fait contrôler par une patrouille alors que les protagonistes n’ont pas le droit d’être là.
Oui, cette scène est entièrement réelle mais il ne s’est rien passé de plus, ils nous ont juste demandé de partir. Avant de commencer le tournage, nous avons passé plusieurs années à demander des permissions pour le tournage à différents niveaux de l’administration mais nous n’avons jamais obtenu de réponse claire des autorités. Nous pensions qu’après le départ de Macri, la nouvelle administration de Fernandez allait être plus souple mais ça n’a pas été le cas. Nous avons donc décidé de tourner sans permission en entrant clandestinement dans le camp par des trous dans les grillages. Mais c’est aussi comme ça que fonctionne le Campo de Mayo : les gens entrent illégalement pour courir, récupérer des objets, faire des œuvres d’art, faire des films et c’est aussi ça la réalité de cette base militaire.
Combien de temps a duré le tournage ?
Le tournage n’a duré que trois semaines donc ce n’était pas un tournage très long. J’ai cependant passé beaucoup de temps avec les différents intervenants du film afin d’apprendre à les connaître et pour ne pas rester seulement quelques heures avec eux le temps de recueillir leur témoignage.
Quelles conséquences aimeriez-vous que ce film ait en Argentine ?
Je suis curieux de savoir ce que les autorités vont faire avec le Campo de Mayo. J’ai par exemple lu un article hier qui parlait de transformer le site en musée. C’est une bonne chose de créer un lieu pour que les gens puissent se recueillir et se connecter avec leur passé mais quelle place donne-t-on au cinéma et à l’art en général dans ce genre d’endroit ? En Argentine, les associations pour les droits de l’Homme chargées de créer ce genre de sanctuaire convient rarement les artistes à leur table.
Propos recueillis par Johann Bannay