
Un film comme une vision
« Didier souffrait d’un cancer, j’avais conscience que la vie pouvait durer longtemps mais qu'elle pouvait aussi s'interrompre, enfin, je le savais mais je ne le croyais pas tout à fait. Être à ses côtés comptait plus que tout, le reste passait à l’arrière-plan, nous étions tous les deux dans une sorte de temps suspendu. J’ai eu alors la vision d’un film. Ce serait un film composé de plans uniques, plutôt fixes, brefs, comme des dessins, des instants entrecoupés par des noirs, comme des battements de paupières. C’était proche de ce qu’est le film maintenant. Le sujet ce serait lui, notre lien, ces instants qu'on partageait. Encore, encore ».
Filmer peu, et seulement l'intime: « lui dans notre relation »
« En un an, j’ai tourné seulement quelques heures, pas plus de six. Je me suis aperçue que je n’arrivais pas à filmer quand il y avait une autre personne avec nous. Didier avait des visites mais ce qui se passait alors ne pouvait pas entrer dans le film. Documenter la maladie était exclu également. Pour l’hospitalisation à domicile de Didier, un infirmier différent venait chaque matin. Je me disais: « Je pourrais filmer ces moments, cette approche entre des inconnus ». Je n’y arrivais pas. Sans que je l'ai décidé, le sujet du film était précis. Je m’étais lancée spontanément et tout était limpide. Je savais qu'il n'y aurait ni récit, ni voix off. C'est en faisant un film, ou en le préparant, qu’on commence à voir quelle forme il peut prendre. C'est ce qui s'est passé avec mon premier film autobiographique, Demain et encore demain : en tournant cet autoportrait, j’avais pensé par exemple, que ce serait bien d'avoir d'autres points de vue sur moi que le mien. J’ai passé la caméra à Didier, à mon fils Victor, au barman, à Christophe Otzenberger. Dans ce nouveau film, il était clair que si autoportrait il y avait, il serait en creux.
C’est Didier que je filme. Je suis hors champ. Ma voix et la caméra font le lien entre nous, sont le lien. Je regarde à travers la caméra quelqu'un qui est encore là, je le regarde avant qu'il ne s'en aille, il me regarde, nos regards prolongent sa vie, notre vie.
Quand quelqu'un est mort, on entend souvent : « Je l'ai vu pour la dernière fois mercredi » ou « Je l'ai vu la veille de sa mort », « J'aurais voulu le voir encore une fois ». Voir. Encore. C’est à travers la vue, par les regards qui se croisent que nous éprouvons la présence de l’autre. » Je l’ai regardé jusqu’au fond de l’âme. » La force du gros plan au cinéma, c’est cela d’abord. Les yeux dans les yeux…
On voudrait encore tenir la main de l’autre, l’entendre, le voir, alors qu’on l’a vu tous les jours, ce dernier moment est précieux: il est encore là.
J’ai tenté de filmer un espace entre nous, l’entente et la séparation absolue, l’intime et l’étrangeté de l’autre. C’est un acte magique, un acte de foi. Comme si cela pouvait conjurer la disparition totale, radicale, insupportable.
Didier a fait bien des choses dans sa vie, c’était un homme remarquable, il a été aimé et apprécié mais ce que je voulais saisir c’était quelque chose de sa singularité, de sa façon d’être. J’ai lu beaucoup de journaux intimes, de correspondances, le journal de Virginia Woolf, les lettres de Zaza à Simone de Beauvoir, la correspondance de Flaubert… Les traces m'intéressent. Ces écrits donnent accès de biais à quelque chose d’insaisissable et de tangible à la fois, comme la vie même. L’être et la lettre ».
Construire le film en le faisant
« Comme nombre d’aidants et d’aidantes, j'étais happée par la maladie, par l'organisation de l’hospitalisation à domicile. Pourtant ce n’était ni triste ni dramatique, on était ensemble, comme sur une île, dans un bonheur, celui peut-être de savourer ce qui nous liait. Je filmais quand quelque chose m'appelait, quand il y avait une belle lumière, quand je voyais un plan, un moment. Je cadrais depuis là où je me trouvais, je ne me déplaçais pas pour faire un cadre. Si je me levais, c’était pour agir dans la vie et la caméra suivait le mouvement.
J'ai parfois été plus volontaire. Il y a par exemple ce moment où je dis à Didier que je vais appeler le Samu parce qu’il tousse trop et que je suis inquiète. Il répond avec une colère retenue qu’il ne tousse pas. Je ne me souviens pas exactement. Peut-être que mon intention était de documenter aussi ce qui se passait d’âpre entre nous. Je me suis mise à filmer et peut-être parce que je filmais, le moment de tension s'est transformé en une séquence tendre. Il s'est mis à entonner une chansonnette comique comme pour mettre à distance la gravité de la situation, il a enchaîné sur une chanson d’amour qu’on a chanté à deux, j'ai continué à filmer…».
Filmer ses proches : Un Mensch, après Demain et encore demain (1997) et Grandir (2013), deux documentaires autobiographiques
« J'ai parlé il y a des années de mon désir de clore un jour la trilogie commencée avec ces deux films, bien sûr je ne pensais pas au film que j'ai finalement tourné avec Didier, je pensais plutôt continuer à raconter l'histoire de ma famille. J'ai tourné Demain et encore demain en 1995, c’est l’histoire de notre rencontre. Il aimait Demain et encore demain. Il m'accompagnait souvent quand le film était projeté. Maintenant je vois que cela pourrait être beau de montrer Un Mensch après Demain et encore demain. C'est troublant de sentir le mouvement du temps entre ces deux films: moi dans ma manière de faire, Didier dans sa manière d'être, nos liens, l’époque, tout a bougé ».
Retenir la vie dans un film: la force du cinéma
« Quand je regarde le film, je vois Didier en vie. Je suis sidérée par la force du cinéma, qui restitue la présence au-delà de la mort. Je suis heureuse d'avoir pu filmer par exemple un peu de son goût pour la langue, l’humour, les jeux de mots, la poésie qu’on sait par cœur. Quand je lui demande par exemple s'il veut du chocolat, alors qu’il souffre d’un cancer de l’œsophage, il répond "Je crois que je vais prendre ce risque." Plaisanter, faire un écart, tout en pointant le vrai, le cruel, le cru, c’était lui. J’ai aimé filmer ses silences, sa façon de lire, s'emparer du journal, tapoter, tourner les pages, il est à son affaire, concentré, captivé par la marche du monde».
Décider de projeter un film intime au public
« Pendant cinq ans, je ne suis pas arrivée à monter le film et à l’occasion d’un colloque qui lui était consacré à La Sorbonne, en quelques jours, avec une amie, c’était fait. Et puis, il y a eu une rétrospective de mes films à la Cinémathèque de Toulouse, j’ai proposé une séance dont le thème serait : "Sur ma table de travail". Entre autres choses, on a projeté le début des deux montages en cours : Bonjour Monsieur Comolli, qui est aussi au Réel, et Un Mensch. En le regardant ce jour-là à Toulouse, j'ai un peu commencé à le voir comme un film. À la fin de la séance, des spectateurs sont venus me dire qu’eux aussi avaient accompagné leur mère, leur sœur, leur époux, ils se reconnaissaient. Au retour, j'ai envoyé le lien à quelques personnes pour avoir leur sentiment. J’ai reçu des réponses très similaires. Quelque chose de commun, d’universel avait été capté semblait-il.
Il reste que dans l'exposition publique d'un film intime, même modeste comme celui-là, il y a une violence. Dans le fait de mettre le visage de Didier sur l'affiche par exemple. J’ai demandé à la réalisatrice Alexandra Pianelli, que j’apprécie, de réaliser cette affiche. Elle a fait beaucoup de propositions. Les discussions que nous avons eues m'ont aidée à voir Un Mensch comme un film pour d’autres et plus seulement pour moi ».
Filmer pour voir
« Didier a eu la fin de vie qu'il désirait, paisiblement, à la maison. C’est rare aujourd’hui. En le filmant, mais surtout en regardant les rushes, c’était une surprise pour moi de voir, de ressentir comment il avait pu vivre jusqu’à la fin dans une sorte de bonheur, d'apaisement. Il parvient à le formuler.
Je vois dans le film, par-delà la perte, dans la perte même, une forme d’éternité. Didier avait beaucoup de charisme. Le film est porté par son intensité, sa profondeur, sa vibration, sans qu’il ait besoin de beaucoup en dire. Il est là et ça rayonne ».
Propos recueillis par Béatrice Ronté-Cassard
Film projeté le Samedi 25 mars à 16h30 au Centre Pompidou (C1) et le Vendredi 31 mars à 18h15 au Forum des Images.