
Agrandissement : Illustration 1

Catalina Villar : « Avant d’arriver en France, je suis allée à la fac de médecine pour devenir psychiatre. Les interrogations sur la psychiatrie et les notions de normalité et anormalité m’ont toujours travaillée. J’avais déjà fait un film, Camino, sur les enfants qui sont considérés comme les “différents” des autres, ou sur des enfants en exils. Je m’intéresse en effet à celles et ceux qui sont à la “périphérie” du système, celles et ceux qu’on exclut et aux questionnements sur les limites de cette frontière. Ce film s’inscrit aussi dans cette continuité, mais je ne voulais pas réaliser un film sur l’histoire d’Ana Rosa en particulier et sur ce que je ressentais personnellement de son héritage. Je me suis toujours dit deux choses : que je n’aurai jamais d’enfants et que je ne filmerai jamais ma famille… »
La phase de développement du film
« J’ai commencé à écrire ici à Paris puis il y a eu la mort de mes parents, j’ai retrouvé la photo de ma grand-mère Ana Rosa en vidant leur appartement en Colombie et je me suis rendue compte que je ne savais pas grand-chose sur elle. Il n’y avait que très peu de femmes dans ma famille et elle a été invisibilisée.
Au début, j’ai effectué des recherches pour mon intérêt personnel et je me suis renseignée sur la pratique de la lobotomie. J’ai découvert comment elle est arrivée en Colombie par les travaux de Walter Freeman, le médecin qui a rendu populaire cette opération, et que mon oncle avait contribué à la pratique de celle-ci. J’ai ainsi appris que la lobotomie avait une histoire passionnante à laquelle ma famille était liée et qu’elle était effectuée surtout sur les femmes. Ces découvertes m’ont permis d’universaliser mon propos : le récit de ma grand-mère devait être le fil conducteur de l’histoire de la lobotomie, des femmes et des exclues.
Grâce à la bourse “Brouillon d’un rêve” de la SCAM, je suis allée à Washington aux archives de Walter Jackson Freeman. Après avoir reçu une aide à l’écriture en Colombie, j’ai pu filmer mon oncle en repérage, en un jour. J’étais prête à tourner avec les différentes aides que j’avais obtenues mais la pandémie de COVID a éclaté et mon oncle en est mort. J’ai dû ainsi retravailler tout le film puisqu’il était au centre de mon projet. Ensuite, je suis également tombée malade et je n’ai pas pu retourner en Colombie pendant longtemps, c’est pour ça que le film a été terminé seulement à la fin de l’année 2022. »
L’histoire d’une femme sans femmes
« Il a beaucoup d'hommes dans le film et cet aspect m’intéressait beaucoup, puisque cela met en évidence le silence des femmes de l’époque. Elles n’avaient pas de voix. On le voit même dans les dossiers médicaux que j’ai consultés ; pour les hommes il y avait marqué : “le patient dit que” alors que pour les femmes : “le mari dit que”. Elles ne pouvaient pas exister. Dans ma famille, il n’y a que des hommes dont je pouvais filmer les témoignages. Aussi, à l’époque d’Ana Rosa ce n’était que les hommes qui pouvaient être psychiatre. »
Les réactions des membres de la famille
« Il y a eu des discussions avec mes frères qui n’étaient pas très d’accord pour que je fasse ce film. Ils craignaient que ce dernier “tâche l’image de la famille ” avec les révélations de mon oncle sur la lobotomie, alors qu’il était une figure aimée par la gauche colombienne. Cependant, je pense que mon film ne change rien à ce qu’il a pu faire pour les femmes et pour l’antipsychiatrie. En ce qui concerne les membres de ma famille qui ont été filmés, ça a été compliqué, en particulier pour mon cousin, le fils de mon oncle. On sent qu’il m’esquive quand il parle dans le film. Ça reste aujourd’hui très délicat avec lui, il n’a pas vu mon film quand je l’ai montré en Colombie. »
Le choix des archives
« Il y a trois sortes d’archives : les archives des opérations de lobotomie, de Walter Freeman, les archives des femmes folles et celles de certains paysages colombiens, tirées des archives historiques cinématographiques Colombienne de los Acevedo. Je n’avais rien pour raconter ma grand-mère, seulement une photo. Je devais partir de son époque : raconter ma grand-mère par les endroits qu’elle a fréquentés. À travers les archives, je voulais mêler l’histoire d’Ana Rosa à l’histoire des femmes de mon pays. »
Le piano
« Une des seules choses que j’ai toujours su sur Ana Rosa c’est qu’elle jouait La Symphonie pathétique de Beethoven. Quand elle a été lobotomisée, elle n’a plus pu le faire. Le piano incarne son humanité la plus forte, c’est ce qu’elle a laissé en héritage. Sa musique est restée. C’est cela qui l’a mise dans une position d’artiste, de “femme différente”. Le piano est sa voix, dans un contexte où elle n’en avait pas. Ce goût pour l’artistique, pour l’immatériel, c’est ce que j’ai en commun avec cette femme que je connais très peu. Ainsi, il était intéressant pour moi de donner une place importante à la musique jouée au piano. Même si je ne crois pas forcément à l’existence d’une “âme”, je pense qu’il est impossible de réduire un individu à ses organes, notamment au cerveau. La musique, l’art, le cinéma dépassent ce circuit matériel. Dans Ana Rosa, je voulais penser la collision entre un corps et un corps médical, entre l’existence humaine et sa réduction à la médecine. Et la musique a été pour moi la façon la plus naturelle de le faire. »
La psychiatrie est politique
« Je pense que la psychiatrie est un lieu politique : on a enfermé et exclu des individus, on les a qualifiés de “hors-normes”. Cela est très politique. Qu’est-ce qui unit ou désunit les hommes et femmes entre eux ? Cette question est, à mon avis, est à la base du politique. »
Propos recueillis par Laura Pinto
Film projeté le Samedi 25 mars à 18h15 au Forum des images et le Vendredi 31 mars à 16h au Centre Pompidou.