
Vous proposez avec Chienne de rouge une œuvre très mixte, avec des images documentaires, mais aussi d’archives, on peut également parler d’une dimension autobiographique puisque vous vous livrez beaucoup. Dans ce film, c’est la journaliste ou une autre partie de vous qui parle ?
Yamina Zoutat : J'ai l'impression qu’il y a une mue qui s’opère à l'intérieur même du film, parce que c'est vrai qu’il part de mon expérience aux assises et de cette injonction : « tu ne montreras pas de sang ». Cette injonction m’a été faite quand j’étais journaliste au moment du procès du sang contaminé. Ça a été le moteur initial, qui porte le film jusqu’à la fin, avec les questions : « quel sang montrer ? », « comment montrer du sang ? ». Mais petit à petit, le temps qui s'écoule pendant la fabrication du film devient un élément même de construction. Il y a eu une transformation pendant ce film : je pars d’abord de mon expérience journalistique pour aller vers ma place de femme, avec une expérience beaucoup plus personnelle. Petit à petit dans ce film je me dévoile, je me découvre et au fil du film le « je » devient de plus en plus personnel.
C’est difficile de parler de soi ?
Ce n’était pas du tout prémédité. C’est venu en faisant et je pense que finalement le film met au centre le corps féminin d'une façon beaucoup plus forte que je ne l'avais imaginé au départ. J’ai l’impression que c’est devenu un thème majeur du film. D’abord on voit des corps féminin à tous les âges de la vie, des petites filles de Mohamed dont notamment celle qui vient de naître, Sanae, jusqu’à ma mère qui est la doyenne du film. Romy Schneider, dont l’image est tiré de l’Enfer de Clouzot, c’est une femme qui me hante depuis mon enfance, et elle donne le ton puisque c’est la première image d’archive du film qui fait le pont entre toutes ces femmes de générations différentes.
Il y a en effet une majorité de femmes qui prennent la parole dans votre film. Est-ce qu’il y a un lien spécifique entre les femmes et le sang, le thème principal de votre documentaire ?
Nous sommes reliées au sang, en tant que femmes, d’une manière extrêmement spécifique, très tôt dans la vie et pour tous les âges de la vie. Il y a aussi une figure qui m'a beaucoup inspirée et accompagnée tout au long de ce film c’est Françoise Héritier, l’anthropologue. Elle a donné une série d'entretiens au réalisateur Patric Jean, qui est absolument magnifique que j'ai vue et revue et il y a notamment un des épisodes qui s'appelle « Sang, sperme, lait » : ces matières dialoguent. Le sang, c’est une affaire de femmes, mais pas que. J’ai beaucoup questionné l’équilibre des hommes et des femmes dans le film. Pour moi c'était très important que les hommes soient présents. Mohamed est une figure majeure dans le film. Il a ce regard caméra à la fin du film qui me bouleverse. Il dit : « je suis un maillon de la chaîne, j’en fais partie, j’existe avec mon histoire, j’ai mon rôle à tenir. » Et ce rôle est essentiel. Pour être un peu crue je dirais que dans ce film il y a une vulve et un pénis. Avec respectivement la scène des menstruations et celle du donneur de moelle osseuse.
L’importance du corps féminin tient également aux rencontres que j’ai faites. Quand j'ai commencé le film je ne savais pas encore qui j'allais rencontrer, c’est ça la beauté d’un tel projet : je me réveille un matin avec ce désir de filmer du sang et je ne sais pas qui ça va m'amener à rencontrer. Et donc il y a le hasard sans doute et puis en même temps des affinités particulières, je pense aux principaux personnages qui sont pour moi : Mohamed le convoyeur, Stéphanie la greffeuse et Isabelle la chimère. Il y a eu une vraie rencontre, qui s’est faite aussi dans la durée, parce que j’ai filmé sur trois ans. Ainsi, si la figure féminine a émergé, c’est largement en raison de ces rencontres.
Chienne de rouge est un documentaire très sensible, tourné vers les autres et leurs trajectoires individuelles. Vous dites qu’en relisant les carnets que vous teniez lors des procès du sang contaminé, vous tombez sur du vocabulaire technocratique, mais pas de noms : est-ce qu’il y a une volonté dans votre documentaire de pallier ce manque et de faire un travail de mémoire ?
C’est le moteur premier de ce projet qui était de revenir sur ce procès. Il m'a particulièrement marquée aussi parce qu’on l’a particulièrement mal traité (et maltraité) et je pense qu’il m'en est resté une grande frustration et une grande colère. Je pense que là était en germe mon départ de TF1, qui a eu lieu quelques années après. J’ai été très frappée de voir à quel point ce procès a peu laissé de souvenirs. Les jeunes générations en ont peu entendu parler. Je crois que c'est parce que le procès ne s’est pas déroulé normalement. C’était une cour spéciale, la cour de Justice de la République , créée sur mesure pour juger les ministres. Le procès s’est tenu dans un hôtel de luxe plutôt qu’au Palais de justice, et les juges étaient des hommes politiques.
Le désir de faire ce film m’est venu avant l’épidémie de Covid. Le film est traversé par cette épidémie. Et j’ai été sidérée de voir que pendant le Covid, le scandale du sang contaminé a été extrêmement peu évoquée, alors que c’est une source de leçons : de compréhension des économies, des choix politiques, des choix scientifiques, des choix médicaux, des choix judiciaires. Ça aurait dû être une leçon, or ça ne l’a pas du tout été. J'ai remarqué que pendant l'épidémie tout le monde s'est montré extrêmement frileux à l'idée d'évoquer à nouveau le sang contaminé.
Je trouvais important, de ma place à moi, de ma place de jeune chroniqueuse judiciaire que j’étais, que je puisse revenir, égrainer et dénoncer ces mots technocratiques qui n’ont rien à voir avec l’expérience humaine mais qui sont les mots qui se sont déposés sur mes carnets à l’époque. Il n’y a pas eu de débat puisque les victimes n’étaient pas reconnues comme partie civile.
Est-ce qu’il y a justement dans votre film, une volonté de délier les langues à ce propos, de briser un tabou ? Même question avec le fait de montrer du sang, et d’autant plus le sang menstruel. Est-ce que vous aviez l’impression d’aller contre une certaine bienséance ?
J’ai découvert en faisant ce film à quel point le sang est un tabou. Je ne m’en rendais pas compte à ce point-là, parce qu’effectivement en tant que femme on a cette familiarité avec le sang. Il y a un énorme hiatus entre le sang qui est un tabou dans la société et les femmes qui vivent le sang au quotidien. Dans les textes religieux (quelle que soit la religion) la femme est d’ailleurs qualifiée d’impure au moment de ses règles, et on peut trouver ça révoltant. Je me suis emparée de cette question, de ce tabou du sang : qu’est-ce qu’on peut montrer, qu’est-ce qu’on doit montrer, jusqu’où peut-on voir ?
Quand ce désir de filmer du sang a surgi, j’ai été très désemparée. C’est un désir qui m’a dépassée tout de suite. J’ai vu rouge, j’ai vu plein de visions de rouges. D’où toutes ces images d’archives dans le film. J’ai d’abord essayé de le chasser, ce désir, ce n’était pas du tout clair. Très vite, quand j’ai commencé à me dire : « j’accueille ce désir », je ne savais pas où filmer le sang, ni comment. Le sang ne se voit pas quand tout va bien. Dès qu’on voit du sang, tous nos sens sont en alerte, c’est l’instinct, on redevient des animaux. Le sang nous repousse et nous attire. C’est la matière même du cinéma depuis ses origines. Méliès le premier a fait couler le sang. Il a produit une mini-série en 1899 sur l’affaire Dreyfus et au moment du suicide du colonel Henry, il y a du faux sang. Le cinéma est né dans les affaires judiciaires et le sang. J’aurais pu faire un film rien que là-dessus. Le spectateur accepte le sang autrement quand il sait que c’est de la fiction.
Il n’y a que du vrai sang dans votre film ?
Il y a une scène seulement dans laquelle les spectateurs voient du faux sang, c’est la scène qui montre la mise en scène par des étudiants de médecine d’un attentat, à la suite du Bataclan. Cette scène est centrale. C'est l'articulation entre le traumatisme que j'ai vécu au moment du procès du sang contaminé et le moment des attentats. Je pense que c'est cette combinaison de ces deux faits de société majeurs, évidemment très différents, qui a fait qu'un matin je me suis réveillée avec ce désir de filmer du sang. Il y avait pour moi le souhait d’évoquer Paris transformé en fontaine de sang comme dans le poème de Baudelaire [Poème LXXXIV « La Fontaine de sang » des Fleurs du mal].
Je ne savais pas comment représenter ce rouge-là, jusqu'à découvrir qu’il y avait des entraînements aux attentats à venir et donc là je filme du faux sang. Mais c’est du faux qui produit du vrai. On voit des étudiants en médecine qui jouent des personnes blessées, on les appelle des « plastrons ».
Je les ai trouvés vraiment magnifiques ces étudiants et on dirait qu’ils revivent quelque chose. C’était très scénarisé. Ils ont joué leur rôle d’une façon incroyable. Finalement les attentats de 2015 on les a tous vécus dans notre chair. Cet entraînement, ce n'est pas comme dans une fiction. C’est du faux sang « documentaire », pas du faux sang de fiction. C’est du faux sang qui a déjà quelque chose de vrai. Elle fait froid dans le dos cette scène : le simple fait de se préparer pour des attentats futurs, ça vient redoubler l’horreur.
Pour moi c’était également très important d’inclure le sang des bêtes également. Le Sang des bêtes c’est le titre d’un film de Franju, qui est un film fondateur du cinéma documentaire. Juste après la seconde guerre mondiale, il tourne aux abattoirs de la Villette et de Vaugirard, des abattoirs parisiens qui n’existent plus aujourd’hui. C’est un film terrible mais qui nous hante. Je voulais absolument que le sang des bêtes soit présent, par-là c’est aussi notre humanité que je questionne. Le sang c’est nous, c’est nous tous, hommes, femmes. Mais les animaux aussi. Du point de vue du sang, il n’y a pas une si grande différence entre les animaux et les humains. C’est comme ça aussi que j’ai découvert les «chiens de rouge». Je ne connaissais pas du tout ces chiens. C’est une amie un jour qui m’a dit que je lui faisais penser à ces chiens. En fait, la chienne c’est moi, comme dirait Flaubert. C’est ma quête dans le film, de pister le sang.
Évidemment la scène du dépeçage de la biche, c’est une scène difficile à regarder. Je ne pose pas de point de vue sur la chasse ici. C’était une scène sans préparatifs, je ne m’y attendais pas. C’était tôt le matin. On démarrait une journée, qui devait être une journée de recherche au sang. Et là on tombe sur cette biche qu’il faut ouvrir. Je n’avais jamais vu ça, et j’étais absolument bouleversée de voir que les organes de la biche sont comme les miens. C’est ça que j’ai voulu transmettre, plus que la violence du geste.
Dans votre film en somme, la réflexion sur l’animal permet de revenir à notre propre humanité. Vous insistez beaucoup sur la réalité biologique du sang, et en même temps il y a toutes les questions éthiques en fond. Pour moi, le thème principal de votre film c’est une réflexion sur l’identité, sur ce qui fait qu’on est soi. Il y a toutes les questions de transmission et de culture également. À notre époque ces questions sont très débattues (PMA, GPA, intégration sociale), quelle place reste-t-il au sang dans notre identité ?
Il n’y a pas d’adéquation entre sang et identité. On sait très bien les dérives qui découlent de ce genre d'idées. Il est certain que le sang ne crée pas l’identité, et il faut absolument le rappeler. Notre identité est bien plus complexe et multiple et heureusement. Mais dans Chienne de rouge je suis toujours sur le fil, car malgré tout, dans l’imaginaire, il y a toujours ce rapprochement, par exemple dans les expressions populaires : « le sang ne saurait mentir », « tu es de mon sang ». Ces expressions nous laisseraient croire que le sang serait partie prenante de notre identité. Or aujourd’hui il y a une distinction claire entre le sang et l’identité. C’est un thème aujourd’hui très puissant, qui revient.
C’était important pour vous de parler de l’intégration ?
Complètement, là c’est mon histoire qui entre en jeu et qui travaille tout le film. Pour moi ce film, c’est une ode au métissage, au mélange, j’en suis moi-même issue, ainsi que tous les protagonistes du film. On est tous un mélange, c’est ça qui fait qu’on fait société. Si on était des êtres purs, l’humanité serait éteinte depuis longtemps. On ne résisterait pas aux maladies, aux épidémies. Ce qui compte c’est ce métissage, pour moi c’est la représentation de notre société. On est une société composite, hybride, chimérique. Dans ma méthode de travail, dès que j’aborde une question, un mot, je me demande toujours : « que dit la langue ? ». Je me reporte toujours aux dictionnaires, je reviens à cette base. J’égraine dans ce film les différents sens du terme de « chimère ». Un des sens est celui d’utopie. Dans un sens parfois péjoratif, au sens de l’illusion, l’imagination vaine. Mais c’est aussi l’utopie, le rêve, et pour moi la chimère c’est notre métissage commun qui tient de l’idéal vers lequel aller, c’est pour cette raison qu’on fait société. Depuis les premiers humains sur terre, personne, à part les jumeaux vrais, ne porte le même sang. On est tous différents.
Il y a aussi cette expression utilisée par les plus jeunes « ça va, le sang ? », mon fils par exemple. Ce n’est pas la famille au sens réduit, le sang, c’est la famille au sens large, la famille choisie, les amis. Le sang c’est l’humanité, c’est nous. Au sens d’Alice Diop qui titre son film Nous.
Vous relatez votre expérience en tant que jeune chroniqueuse à TF1, dans un milieu très masculin, est-ce que ça a été compliqué ?
J’étais très atypique. En plus, le milieu des chroniqueurs judiciaires, c’était plutôt des journalistes aguerris. Je suis entrée à TF1 par la toute petite porte en faisant les veilles de nuit. J’ai été recrutée un peu par hasard par le chef de service justice parce que j’avais une certaine culture du fait divers et du procès comme lieu de récit. La cour d’assises, la cour criminelle a été mon école de cinéma. Je suis autodidacte en cinéma, je viens d’une autre discipline. La cour d’assises m’a tout appris. Elle m’a appris à écouter, on dit « salle d’audience », c’est l’écoute qui compte, elle m’a appris à observer, à être patiente. Elle m’a permis de découvrir des histoires qui ne répondent à aucun scénario, des histoires hors-normes. Je continue à suivre énormément les faits divers. Les faits divers ont toujours été rabaissés épistémiquement, mais ils sont un reflet de notre société. Simone de Beauvoir lisait Détective.
Pensez-vous qu’il y ait une spécificité du documentaire comme mode d’expression ?
Je me refuse complètement à opposer journalisme et cinéma documentaire. Pour moi les deux expériences se sont accumulées et complétées. Des choses que j’ai apprises pendant ma pratique journalistique me servent encore comme réalisatrice : ma capacité à m’adapter très vite, à filmer sur le vif, à improviser, à accueillir le réel, à mettre de côté tout ce qu’on a préparé pour être à l’écoute de l’instant présent. Je fais un cinéma qui est très loin du journalisme mais je n’oppose pas les deux disciplines.
Le documentaire, ce qu’il offre, c'est le temps. C’est le bien le plus précieux. Le documentaire a été une sorte de revanche sur ma pratique journalistique. On peut consacrer du temps aux gens qu’on rencontre, vivre ensemble une expérience forte. Introduire une caméra dans la vie des gens, faire un film avec eux et non pas sur eux, ça modifie et ça transforme tout le monde, eux et moi. On vit tous quelque chose de très puissant, grâce à ce temps long. Cette aventure collective a plus de temps pour se développer en documentaire qu’en journalisme.
Dans ce film j’ai découvert l’hôpital. Je connaissais bien les palais de justice, mes deux films précédents en parlaient. Ici j’explore une autre institution qui est l’hôpital. Et pourtant j’ai découvert des points communs incroyables : la hiérarchie, les vêtements. Je me suis vite sentie très à l’aise. L’essentiel je crois, c’est que les deux sont finalement des espaces de soin. J’envisage de plus en plus la fabrication d’un film comme la création d’un espace de soin. Le simple fait d’accorder de l’importance aux gens, de les écouter, de passer du temps avec eux, d’apprendre d’eux, ça crée un espace de rencontre et de soin. C’est ce qui fait le moteur central de mon travail. Toute l’histoire de ce film, c’est une histoire de réparation. On voit des corps meurtris, le sang, et le mouvement du film, c’est aller vers la vie. Et ça le documentaire dans sa durée longue l’autorise. La fin du film c’est la relève, c’est la nouvelle génération. Je parle d’une femme qui n’a plus ses règles et peu de temps après on voit cette jeune fille qui perd sa première dent. Le sang scande chaque étape de nos existences. À la fin il ne s’agit plus de la contamination, mais de la transmission et notamment de la transmission de la vie. Je tiens beaucoup à ce dernier plan où on voit des donneurs. Ils sont tous plus beaux les uns que les autres, comme si dans ce fait de donner son sang, il y avait un rayonnement un peu magique et mystérieux qui émanait d’eux. Ce film c’est une renaissance, et aussi ma propre renaissance. Le documentaire dans son temps long permet d’articuler la vie de tous ceux qui contribuent à le créer.
Propos recueillis par Marie Sondard
Film projeté le Samedi 25 mars à 14h au Centre Pompidou (C1) et le Mardi 28 à 15h45 au Forum des Images.