
Agrandissement : Illustration 1

Bien que votre travail tende à être mieux reconnu – vous l’avez dit vous-même l’année passée durant votre présentation de Allensworth – des rétrospectives de cette importance demeurent assez rares, particulièrement dans le contexte français. Le mot employé pour introduire ce rare regard porté sur vos films est « expérience » (« L'Expérience Benning »). « Expérience » est un mot qui charrie une certaine ambiguïté : il désigne le fait d'être expérimenté, mais aussi le fait que des choses ou des événements laissent une certaine impression dans un certain cadre, le fait d’éprouver quelque chose dans ce cadre. Vous avez souvent dit qu'un artiste est simplement quelqu'un qui prête attention (ce qui donne lieu à une expérience) et qui rend compte (ce qui donne lieu à une autre expérience). Le programme de cette rétrospective a-t-il été élaboré en tenant compte de cette spécificité du mot « expérience » ?
Bien sûr, j'espère que si quelqu'un voit l'ensemble du programme de films, il sera conscient d'avoir fait l'expérience de quelque chose de cohérent qui se sera formé, aura coalescé au fil du temps. Pour moi, les films sont un témoignage, un enregistrement de ce que j'ai vécu. Mais le choix des films à montrer a également été déterminé par certaines limites. Par exemple, tous mes films 16 mm n'ont pas encore été correctement numérisés. De même, certains de mes films ont été à mon sens trop populaires, je me suis donc éloigné de certains d'entre eux. Je dois également admettre que je fais des erreurs. Je viens de montrer Fresh Air à ma classe à la CalArts [California Institute of the Arts où Benning enseigne le cinéma depuis 1987]. C'est un film que j'ai réalisé en 2016 mais que je n'ai jamais fait projeter. Je le trouve maintenant très puissant, j'aurais dû le programmer ici, mais je ne l'ai pas fait. Je montre cependant SAM, un film que j'ai réalisé en 2018 et qui n'a, de même, jamais été projeté. Je l'ai fait quelques mois après la mort de Sam Shepard. Je voulais inclure un film que j'avais fait juste pour moi. C'est un film personnel.
Ce mot « expérience » résonne particulièrement dans l'un des films du programme, Stemple Pass. Les derniers propos entendus dans ce film proviennent d'une interview réalisée en prison en 2001 avec Theodore Kaczynski, qui déclare : « pour moi, cette vigilance ou cette ouverture des sens est l'un des plus grands luxes de la vie proche de la nature, et vous ne pouvez pas comprendre cela à moins d'en avoir fait l'expérience vous-même ». Dans quelle mesure diriez-vous que vos films en général, et les films présents dans cette rétrospective en particulier, permettent de faire l'expérience de cette vigilance ou de cette ouverture ? Ces derniers mots sonnent également comme un point d'interrogation sur la capacité des films et du cinéma à faire partie de cette expérience ou à s'y ouvrir d'une certaine manière...
Eh bien, oui, ce que l'on vit au cinéma constitue une expérience très fermée. Elle est déterminée par le langage cinématographique lui-même... le plan, la juxtaposition, les relations entre le son et l'image, le contrat fort avec le public et, dans le cinéma dominant, la musique qui codifie l’expérience et sert le drame... toutes ces choses sur lesquelles le cinéma s'appuie. Ce que vous vivez est donc un événement purement cinématographique, pas la vie réelle. Mais il faut espérer que cette expérience permette de sortir dans le monde et d'observer avec la même intensité. Si vous le faites, vous apprendrez peut-être quelque chose que le cinéma ne peut pas vous enseigner.
La présence de BREATHLESS, votre dernier film présenté dans cette rétrospective en avant-première mondiale, fait penser à Godard et à la relation extrêmement torturée et complexe qu'il a entretenue avec le cinéma, considéré comme une chose en soi, tout au long de sa vie. Toute sa façon de penser ses films dépendait beaucoup du cinéma, de son état, de sa santé pourrait-on dire, de son avenir ou de son absence d'avenir. Il a même déclaré plusieurs fois qu'il ne faisait pas des films mais qu'il « faisait du cinéma ». Parfois, en écoutant ou en lisant vos entretiens passés et en regardant vos œuvres, je me dis que vous ne partagez pas exactement la même relation au cinéma ni la même cinéphilie. Néanmoins, certains critiques de cinéma et universitaires ont vu dans votre travail le signe d'une sorte de résurgence, d'une tendance « néo-Lumière » dans le cinéma, il est donc difficile d'envisager quelque chose de plus central pour le cinéma que ce qui est en jeu dans vos films d'une certaine manière, mais en même temps, votre travail semble parfois se produire en dehors du cinéma lui-même. Pour dire les choses un peu abruptement, diriez-vous que vous vous intéressez au cinéma en lui-même lorsque vous travaillez, voyez-vous vos œuvres participer à son histoire, finalement, pourriez-vous dire, comme un Godard, que vous « faites du cinéma » ou cette pensée particulière est-elle complètement étrangère à votre processus de pensée et de travail en général ?
Eh bien, cette question touche vraiment à la raison pour laquelle j'ai réalisé BREATHLESS. C'était pour souligner et reconnaître mon indifférence totale pour le cinéma d'aujourd'hui. Je regarde rarement des films, je ne suis certainement pas un cinéphile. Mais je ne suis pas contre ceux qui le sont et j'aime certainement les films de Godard que j'ai vus. Lorsque je vivais avec J.P., Godard nous a rendu visite pendant une dizaine de jours et nous avons longuement parlé de montage et d'argent. Il essayait d'obtenir de l'argent d'Hollywood, mais cela ne s'est pas produit.
Mon film BREATHLESS a la même durée que celui de Godard. Ce devait être le seul lien. Je voulais que mon film renvoie purement à de l’observation, qu'il fasse référence aux débuts du cinéma. Mais lorsqu'un récit s’est trouvé [found narrative], est apparu, mon film a atteint un terrain commun avec Godard. Il s’est trouvé qu’il faisait référence au changement climatique et aux manœuvres de guerre. C'est quelque chose qui aurait intéressé Godard.
Mais pour répondre plus directement à votre question, je pense que je suis un artiste qui utilise le film comme un médium. Je ne me considère pas comme un cinéaste. Je suis très préoccupé par l'état de notre monde, donc même si je ne veux pas faire d'œuvres politiques, il m'est impossible de ne pas le faire.
Il est intéressant que vous mentionniez la notion de « récit trouvé » [found narrative] à propos de ce film, car vous avez souvent parlé de vos films comme des peintures trouvées [found paintings]. De la même manière, on pourrait dire que la politique de ce film mentionnée dans votre réponse est trouvée, ou peut-être perdue et trouvée simultanément [lost and found]. Cela rappelle la déclaration récente de Godard selon laquelle il n'a commencé à faire des films politiques que dans ses tout derniers films, lorsqu'il a estimé qu'il avait finalement cessé de rechercher délibérément l'aspect politique volontariste, n'imposant pas de textualité et de significations précises au film, et s'appuyant davantage sur les potentialités, les puissances muettes des images et des sons (il a également partagé avec vous l'expression « regarder et écouter »). Diriez-vous que cela constitue également un terrain commun avec Godard ?
Je ne connais pas suffisamment l'implication politique de Godard pour parler d'un terrain commun. En fait, je suppose le contraire. À la fin des années soixante, j’ai participé à la vie politique d’organisations dans le sud des États-Unis. Je vivais dans un quartier extrêmement dévasté de Springfield, dans le Missouri, où j'aidais les Blancs et les Noirs pauvres à revendiquer leurs droits. Je vivais les injustices de la pauvreté de l'intérieur. C'était très politisant. Je ne connais pas assez Godard pour comprendre comment il a été politisé. Peut-être était-ce à Paris en mai 68. Et je pourrais supposer, à tort, que son engagement s'est fait de l'extérieur vers l'intérieur. En d'autres termes, son rapport à la politique est plus intellectuel, tandis que le mien est plus empirique. J'ai appris en regardant et en écoutant de l'intérieur, peut-être a-t-il appris de l'extérieur. Mais, je le précise tout de suite, cette supposition pourrait être loin de la vérité.
Lorsque je regarde mon film, BREATHLESS, je le vois de l'intérieur, c'est-à-dire que j'ai une certaine connaissance de ce lieu que vous n'avez pas. En tant que spectateur, vous le voyez de l'extérieur, sans ces connaissances. Je sais qu'il y a eu trois incendies de forêt dans ce canyon au cours des dix dernières années. Et je sais que le manque d'entretien des lignes électriques par California Edison a provoqué des incendies dans toute la Californie. Et je sais qu'il y a une base d'armement aérien près de China Lake qui effectue régulièrement des manœuvres militaires de routine dans cette région. Mon regard et mon écoute s'appuient sur l'attention que j'ai portée au fil du temps. C'est une accumulation.
Comme cela se produit dans beaucoup de vos films, les sons, on pourrait dire le paysage sonore, interfèrent avec le paysage visuel. Dans BREATHLESS, la progression semble assez claire : le paysage est progressivement vidé des activités et de la présence de l'homme, de ses objets, des événements voire des signes qui y sont liés. Progressivement, les échos de ces éléments sont transférés dans une zone plus éloignée que l'on ne peut voir, via le paysage sonore, puis soudain les sons qui étaient encore jusque-là relativement liés à des coordonnées localisables dans l'espace deviennent plus brutaux et semblent envahir et entourer l'image elle-même de manière hyperbolique, ou peut-être le cadre. Les bruits d'avion et tout le contexte que vous évoquiez semblent envahir à la fois le film et le paysage, ce qui apparaît vraiment troublant voire terrifiant par moments. Comment le paysage sonore de ce film a-t-il été produit (puisque vous jouez parfois avec l'absence de son direct et des disjonctions image/son) ?
Ce qui rend BREATHLESS si stupéfiant, c'est que le son est direct. Il n'y a pas de jeu ici. Aucun son n'a été ajouté. Le son du film est celui qui a été enregistré en synchronisation avec l'image. Les hommes qui travaillent au début du film sortent du cadre, mais ne parcourent que quelques centaines de mètres. Ainsi, même s'ils sont hors champ, le son qu'ils produisent peut toujours être entendu, certes atténué. Puis, lorsque le calme est revenu, les avions sont apparus. Si vous regardez bien le film, lorsque le deuxième avion passe au-dessus de la caméra, son ombre traverse le cadre. Mais il faut regarder attentivement, car l'ombre n'est là que pendant une fraction de seconde. Il n'y a pas d’« interférence » sonore de ma part dans BREATHLESS.
On pourrait dire que la seule « interférence de votre part » (même s’il ne s’agit pas exactement de cela) est l'utilisation de la partition de Martial Solal composée pour À bout de souffle. Cette utilisation n'est pas sans rappeler certaines de vos dernières œuvres comme daylight, avec l'utilisation de Moon River, ou la chanson de Leonard Cohen dans L. Cohen, à la seule différence qu'elle apparaît à la fin du film, comme une sorte de coda musicale inattendue. Ces chansons sont toujours porteuses d'une forme d'ambiguïté, car elles sont entendues après d'autres événements dans vos films, mais elles gardent aussi quelque chose d'arbitraire, comme des sons trouvés [found sounds] lancés depuis un ailleurs, finissant par toucher l'image de manière imprévisible. C'est aussi l'une des seules allusions directes au film de Godard, avec sa durée. Diriez-vous que l’arrivée de cette musique est une façon de reconnaître ce terrain commun trouvé avec le film de Godard, comme vous l'avez dit, ou peut-être que cela produit quelque chose de complètement différent pour vous ?
La musique dans mon film intervient exactement au même moment que dans le film de Godard, vers la 87e minute. Je l'ai utilisée pour faire référence à Godard, mais aussi pour illustrer comment la musique peut ponctuer le drame. Dans mon film, le drame est déjà passé, et la musique devient donc gratuite. Et je pourrais ajouter qu’utiliser de la musique lorsque le drame se produit dans mon film aurait été indigent. Le drame, quand il est trouvé [found drama], n'a pas besoin de piano.
Certains de vos films récents, peut-être depuis FAROCKI mais je pourrais en oublier d'autres, sont écrits en lettres majuscules, c'est le cas pour BREATHLESS. J'ai toujours lié cela plus ou moins consciemment avec votre film BNSF et la forme des initiales ou des acronymes. Qu’est-ce qui motive cette façon d'écrire les titres et comment choisissez-vous les films qui sont présentés de cette façon ?
Je travaille actuellement sur un nouveau film intitulé little boy (en lettres minuscules.) Je pense que la raison en est claire. Ces derniers temps, ce sont les films eux-mêmes qui me disent quoi faire. J'aime la façon dont les gens réagissent aux différentes possibilités.
Nous savons que le programme a été constitué selon une règle générale : coupler une œuvre ancienne avec une œuvre plus récente. Les couples de films semblent progresser chronologiquement et aboutir à ce film singulier qu’est BREATHLESS. D'autres facteurs ou éléments ont-ils influencé plus particulièrement les choix que vous avez faits concernant certains des couples d'œuvres et la manière dont ils ont été formés ?
Non, les rapprochements opérés entre ces films me semblent plutôt évidents. Néanmoins, ils sont utiles. Parfois, il est bon d'être direct. Le meilleur exemple est celui des deux films The United States of America (USA). Le film de 1975 a été diffusé sur la chaîne Criterion il y a quelques années et de nombreuses personnes m'ont écrit pour me dire qu'elles avaient adoré le film. Sa popularité m'a incité à réaliser la version de 2021. Elle est bien sûr très différente, mais je me suis efforcé de faire le lien entre les deux films. Indice : dans le plan de l'Ohio, on entend très légèrement Minnie Riperton chanter Lovin' You.
Voyez-vous un lien entre ce type de recoupement, ou de références croisées [cross-referencing], qui se produit parfois entre certains de vos films et le concept d' « espace sphérique » [spherical space] que vous avez souvent utilisé pour décrire la structure singulière des films eux-mêmes ? Cette expression vous aide-t-elle, ou en tout cas influence-t-elle encore certains des choix que vous faites, notamment pour construire une telle rétrospective ?
Oui, j'ai dit à plusieurs reprises que le film est linéaire, une image fixe, un photogramme suit l'autre, mais cette linéarité peut être brisée par des recoupements, des références croisées. Je vais rarement voir des films commerciaux, mais j'ai récemment regardé Oppenheimer, parce que je travaille sur ce nouveau film intitulé little boy. J'ai trouvé qu'Oppenheimer était un bon exemple de la façon dont les références croisées peuvent apparaître déroutantes, ou bien comment elles peuvent être utilisées pour réaliser l'impossible, c'est-à-dire transformer une biographie de 721 pages en un blockbuster. En ce qui concerne les films que je présente dans cette rétrospective, vous pouvez voir des idées et des thèmes qui traversent tous ces films. Ils proviennent de ma vie et sont liés à la façon dont j'ai vécu. La vie d'une personne est une grande référence croisée.
L'exemple d'Oppenheimer est intéressant car, à première vue, il semble difficile d'imaginer une œuvre plus radicalement étrangère à ce que vous faites que celle-ci, mais vous reconnaissez tout de même ce principe de référence croisée tel que vous l'entendez dans ce film de Nolan. Quand vous voyez un film comme celui-ci, diriez-vous que vous différenciez beaucoup ce qui s'y joue et ce qui se passe dans vos propres films ? Une question proche de celle-ci peut se poser lorsque l’on voit votre remake d'Easy Rider et le film de Dennis Hopper : il est difficile de dire si ces films sont les mêmes, ou du moins s'ils font partie de la même galaxie ou, vraiment, s'ils se tiennent à des milliards d'années-lumière l'un de l'autre.
Tous mes remakes sont des déconstructions des originaux. Pour Easy Rider, je me suis intéressé au lieu, pour Faces, littéralement, aux visages. Et pour John Krieg exiting the Falk Corporation in 1971 (un remake à partir de huit secondes de mon premier film, Time & a Half), j'étais intéressé par le mouvement et j'ai fait référence aux premiers temps du cinéma, La Sortie de l’Usine Lumière à Lyon.
Quant à savoir ce qui me passe par la tête lorsque je regarde des films du cinéma dominant, il m'est difficile de m'y rattacher. J'ai d’abord regardé Oppenheimer pour obtenir des informations sur la bombe et le climat politique de l'époque. Je connaissais déjà la plupart des éléments du film. Ensuite, j’ai commencé à voir les pièges de la construction narrative et un programme apparaître, programme avec lequel je suis par ailleurs généralement d'accord, mais je n'aime pas être manipulé. Je suppose que j'aurais préféré le livre, mais qui a le temps pour ça ?
Maintenant, si l'on regarde de plus près certains des couples de films que vous mettez en perspective dans le cadre de la rétrospective, à commencer par 11 x 14 et Ruhr : ces deux films constituent des premières expériences. 11 x 14 peut être considéré comme votre premier long métrage et Cinéma du réel le présente en estimant qu'il jette les bases de votre pratique et scelle la structure réfléchie et les compositions précises qui caractérisent votre œuvre, tandis que Ruhr apparaît comme votre première œuvre créée en dehors des États-Unis et votre premier long métrage numérique. Lorsque vous regardez ces deux œuvres aujourd'hui, diriez-vous qu'elles incarnent toutes deux un nouveau départ, ou peut-être une naissance, et est-ce, au moins en partie, la raison pour laquelle vous les avez réunies dans ce programme ?
11 x 14 et Ruhr ont été jumelés exactement pour les raisons que vous donnez. Ce sont certainement des premières pour moi, comme vous le dites. Mais ils montrent aussi la distance que j'ai parcourue, non seulement en kilomètres (je pourrais souligner ici que je considère Milwaukee et Duisburg comme des villes sœurs), mais aussi dans mes préoccupations pour la narration. 11 x 14 déconstruit des idées narratives, tandis que Ruhr construit un récit [a narrative] qui décrit un lieu.
Comme vous l'avez dit, les rapprochements entre les films sont généralement évidents même s'ils semblent parfois ténus : les archives d'une figure locale de Milwaukee (American Dreams/John Krieg), les histoires criminelles (Landscape Suicide/Stemple Pass), les « Four Corners » et les quatre lecteurs (Four Corners/READERS), les séries (13 Lakes/two moons). À première vue, l'insertion des deux courts métrages O Panama et SAM semble un peu plus difficile à saisir ; vous avez déjà commenté le choix de SAM, qu'est-ce qui a motivé votre choix de placer O Panama entre les deux versions de USA ? On peut penser à l'aspect collaboratif rare de deux de ces films, et aussi à l'aspect mental et onirique de O Panama qui colore différemment le voyage extérieur des USA par une forme de dérive intérieure.
Oui, je n'ai pas de bonne réponse ici.
Cinéma du réel présente cette rétrospective comme un « voyage subjectif et autobiographique à travers votre œuvre » : comment diriez-vous que l'aspect autobiographique, qui est presque toujours présent dans vos films, intervient ici ? Diriez-vous que vous êtes le sujet de cette rétrospective, avant même vos œuvres ?
Je peux me rappeler chacune des cinquante dernières années en fonction du film ou de l'œuvre d'art sur lesquels je travaillais à ces moments. En 1988, je visitais des bars fréquentés par des flics à Milwaukee pour faire des recherches pour Used Innocence. En 2005, je me rendais au Home Depot de Visalia, en Californie, pour acheter du bois d’œuvre pour mon projet Two Cabins réalisé à Pine Flat. En novembre dernier, je tournais le long de la rivière de l’Upper Kern pour BREATHLESS et deux jours plus tard je me retrouvais à l'hôpital avec un rein qui ne se drainait pas correctement. En 1973, je filmais la 3rd Street de Milwaukee en caméra cachée pour un film que je faisais pour l'émission télé The Mancini Generation. Henry a détesté le film et a voulu récupérer son argent, etc…
D'une certaine manière, cette rétrospective peut donc être considérée comme un moyen de se remémorer des expériences et des événements, ce dont l'œuvre d'art est faite. Cette sorte de souvenir [recollection] me fait penser à l'importance de la notion de collection dans votre travail. Vous avez choisi de montrer American Dreams (lost and found) dans ce programme, film qui peut être vu comme une simple exposition d’objets souvenirs [memorabilia], une collection personnelle qui se trouve être traversée par d'autres mémoires, parfois contradictoires. Pensez-vous souvent à cette question de la collection dans votre travail ? Il existe un article universitaire qui compare votre travail à celui d'un taxidermiste, extrapolation morbide mais pas inintéressante quand on voit un film comme Natural History...
Comme je suis un structuraliste [cinéaste structurel], presque tous mes films commencent par une structure bien définie. Ensuite, il ne me reste plus qu'à aller chercher des images et des sons pour remplir la structure. C'est comme si je construisais deux cabanes et que je les utilisais ensuite comme conteneurs pour d'autres idées. Les remplir de peintures et de meubles qui font référence à l'extérieur. Comme dans mon projet Two Cabins.
Comment diriez-vous que ces formes de structures (qu'il s'agisse d'une structure physique, d'une cabane, ou d'une structure notionnelle, une structure esthétique prédéterminée comme le dirait P. Adams Sitney pour décrire le cinéma structurel) s'imposent encore dans votre travail après tant d'années ? Les avez-vous toujours considérées comme une nécessité, ou pensez-vous que vos idées à leur sujet ont clairement évolué depuis que vous avez commencé à réaliser des films ?
Je suis mathématicien. Prouver que la racine carrée de 2 est irrationnelle est ma preuve préférée. Elle utilise l'algèbre simple pour prouver une idée complexe. En mathématiques, on appelle cela une solution élégante. Lorsque je réalise des films, je commence par chercher la structure la plus simple qui mènera à ce type d'élégance. Ensuite, je rassemble des prises et je complète la structure en la remplissant.
Il y a donc, d'une certaine manière, quelque chose dans votre méthode qui reste inchangé. Néanmoins, de fortes divergences apparaissent dans le programme de la rétrospective entre les films plus anciens et les films plus récents mis en perspective. C'est peut-être la forme du remake qui met le mieux en évidence ce fait, car les structures choisies et la manière de les remplir diffèrent ostensiblement, si l’on prend par exemple les deux USA. Parleriez-vous d'une évolution de votre style, comme on le dit parfois des peintres dont vous semblez proche, ce qui ferait ressortir l'aspect diachronique de la rétrospective, ou parleriez-vous uniquement de différents problèmes appelant différentes solutions, ou preuves (mathématiques), à des époques et dans des situations qui diffèrent constamment ?
Si je regarde ma filmographie, je dois bien constater que mes idées sont parfois reprises dans le film suivant, qu'il y a parfois des changements, des bascules majeures, et qu'il y a parfois un retour à quelque chose que j'ai commencé cinq ou dix films plus tôt. Mon œuvre contient clairement des remakes, mais ces remakes sont toujours très différents. Les deux films sur les États-Unis en sont un exemple. Le second a été réalisé pendant le confinement dû au Covid, ce qui explique mon besoin de mentir, besoin qui, à son tour, approche l'idée des « fake news » et la facilité avec laquelle nous pouvons être dupés. Le premier USA s'est bonifié avec le temps. Nous pouvons sentir à quel point l'année 1975 est maintenant lointaine, et combien d'informations ont été recueillies en voyageant dans le temps et l'espace. Et à quel point la culture populaire a façonné ce que nous sommes.
J'ai employé plus tôt le mot « interférence » à propos de BREATHLESS et quelque part il me semble juste pour évoquer ces deux films : dans le film de 1975 une interférence brouille plusieurs fois le flux des sons émis par la radio de la voiture dans laquelle vous voyagez, ce qui révèle en quelque sorte le fondement sur lequel, comme vous le dites, la culture populaire (mais aussi politique) et les flux d'informations nous façonnent et façonnent le film, à travers le temps et l'espace. Dans le film de 2021, les inserts à la fin révèlent un autre fondement caché, le principe d’une forme de tromperie concernant les lieux réels vus tout au long du film. Ces événements troublants, ces interférences renvoient en quelque sorte à l'aspect construit de l'image : d'une certaine manière, vous ne documentez jamais une réalité préexistante dans vos films, comme vous l'avez dit, vous remplissez des structures et vous construisez donc une réalité. Nicole Brenez, que vous connaissez peut-être, a utilisé dans un article le terme « constructivisme » dans un sens épistémologique pour décrire les films de Godard, par opposition à une approche des phénomènes qui serait plus proche du réalisme épistémologique, et il me semble que ce couple de concepts fonctionne assez bien pour décrire la façon dont la réalité et la fiction sont abordées dans votre travail. Diriez-vous que votre travail est antiréaliste à cet égard ?
Oh non, mes films sont presque toujours de purs documents. Même s'il m'arrive de tricher en ajoutant du son ou (puisque je tourne en numérique) en collant des images, ce n'est jamais fait pour tromper, mais plutôt pour aborder et soulever quelque chose de réel.
J’utilise le terme « tromper » pour faire référence à ce que vous disiez à propos du contexte du Covid, non pas pour laisser penser que vos films sont généralement faits pour tromper ; ils peuvent incorporer ce genre d'éléments par nécessité pour aborder et soulever quelque chose de réel comme vous le dites. Mais aussi purs que soient ces documents, ils semblent toujours explorer des fictions – que je n'entends pas comme une manière de tricher – et vont généralement plus loin dans leurs fictions que la plupart des films narratifs parce qu'ils prennent réellement en charge des figures et la figuration. En proposant ce terme « antiréaliste », je veux dire que vous ne prenez pas la réalité pour acquise en réalisant ces documents : les objets et les événements montrés ne le sont pas parce qu'ils sont disponibles et font partie d'une réalité objective qui doit être documentée, mais parce qu'ils participent toujours à une composition qui conduit finalement à une manière d’aborder le réel, comme vous le dites. Dans une interview accordée en 1978 à la revue Wide Angle, vous avez déclaré : « Il n'y a pas de réalité objective ; il n'y a que cette métaphore » qui est en fin de compte ce qui est perçu par le public, ce qui, d'une certaine manière, va au-delà de l'aspect indiciel des documents. Avez-vous toujours le même point de vue aujourd'hui ?
Rien n'est sûr. Ce dont nous sommes témoins ne peut l'être qu'à travers notre propre être. Je ne pense pas qu'il soit possible d'être sûr de quoi que ce soit. Pour moi, il est facile d'imaginer que l'univers va durer éternellement. Mais cela implique que l'univers n'a pas eu de commencement. C'est beaucoup plus difficile à imaginer. Comment une chose peut-elle ne jamais commencer ?
Propos recueillis par Swann Rembert.