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Billet de blog 20 mars 2023

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Entretien avec Alain Kassanda, réalisateur de Coconut Head Generation

Après avoir réalisé Trouble Sleep, dans la ville d’Ibadan, Alain Kassanda, dans Coconut Head Generation, s’interroge sur la condition étudiante au Nigéria, en filmant les échanges et questionnements d’étudiants au sein du ciné-club de l’Université d’Ibadan.

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Illustration 1
© Ajimati Films

Pouvez-vous présenter votre parcours dans le documentaire ?

Alain Kassanda : J'ai commencé par la programmation. J'ai monté une association, qui existe toujours d'ailleurs, avec laquelle j'organisais des projections de films dans un bar, dans le Marais. Puis, j'ai organisé des cycles de projections au Divan du monde, et des cycles de projection de courts métrages au MK2 Hautefeuille, ça s'appelait Raconte-moi un court : l’idée était d’inviter des slameurs et des poètes à écrire des textes que leur inspiraient les films projetés ; il y avait une rencontre entre un film, un réalisateur, et un auteur. Ensuite, j'ai eu la chance d'être programmateur de la salle de cinéma Les 39 marches à Sevran – qui a fermé depuis. J'ai toujours aimé le documentaire, c’est une sorte de médium qui épouse ma propre existence, il n'y a pas de rupture entre ma vie et le film, il y a comme un lien viscéral entre les films et moi. En 2014, j'ai eu envie de faire un film sur mes grands-parents, pour les interroger sur leur vie. J'ai mis sept ans à faire Colette et Justin, c’était mon premier film. 

Comment avez-vous rencontré ce groupe d’étudiants ?

Ma compagne, qui est anthropologue, a eu un poste de recherche au Nigéria, à L’IFRA, dont les bureaux sont au sein de l'Université d'Ibadan. Quand je suis arrivé là-bas, j'ai tout de suite adoré la ville. J’y ai rencontré un professeur et un doctorant, et on a lancé ensemble le ciné-club, pour créer un espace de discussion autour des films. Les étudiants sont entrés dans le projet, et c'est comme ça que ce film est né. Au bout d'un an, un nouveau groupe d'étudiants est arrivé. Ils étaient passionnants, très politisés, certains cinéphiles : ils se sont emparés du ciné-club qui a décollé à ce moment-là. Chaque semaine, j’ai assisté à de superbes discussions, à de très beaux moments, où les films étaient devenus des prétextes pour se rassembler.

En parlant de l’université, une étudiante dit qu’ « ici, on ne peut pas prendre de photos. » Comment avez-vous négocié votre place au sein du campus ? 

C'était très difficile. Ça a été beaucoup plus facile pour moi de réaliser Trouble Sleep, mon dernier film, dans l'espace public. En effet, c'était plus facile de tourner à l'extérieur qu'à l’université : il y a toujours des gens qui voient d'un œil suspicieux le fait de se balader avec une caméra ou un appareil photo. Quand je vais dans un endroit où des appariteurs me demandent ce que je fais, et me disent que pour filmer, il faut faire une lettre au chef du département, je comprends qu'il faut y revenir plus tard et filmer quand même. Donc il y a eu plein de tournages clandestins dans le campus. 
En revanche, ça a été plus simple de filmer les discussions au sein du ciné-club, car je faisais partie de l'équipe depuis le début. Le fait d'être étranger dans l’université a aussi beaucoup aidé. Les gens me regardaient avec curiosité, et je n’étais pas perçu comme une menace. Paradoxalement, on m'a plus facilement ouvert les portes que si j'avais été un étudiant nigérian qui faisait le film. Et puis quand tu connais un environnement, tu arrives à naviguer dedans : tu sais ce que tu peux faire, ce que tu ne peux pas faire, à quelle heure et où tu peux filmer. C’était une négociation permanente de l'espace. 

Comment le ciné-club s'est-il constitué en safe place

Le Nigéria est une « démocrature » : l’université publique est une réplique des formes de domination de la société. Le ciné-club propose autre chose : ses principes de base sont la gratuité, l'accessibilité à tous, et une répartition égale de la parole. D’un seul coup, c'est comme si toutes les hiérarchies de l’université explosaient. Progressivement, les gens se sont rendus compte que c'était un lieu où la parole ne portait pas à conséquence, en-dehors de la salle. Le ciné-club est un endroit où le sexisme et l'homophobie étaient vraiment combattus – l'homosexualité est condamnée par la loi au Nigéria. Ça a été l’une de ses réussites : ça a permis à des gens marginalisés de se retrouver ; des ponts ont été dressés entre des gens qui ne se connaissaient pas forcément, parce que les étudiants viennent de toute la fac. En fait, il y avait une extrême minorité de cinéphiles : une communauté s’est créée, c'est un lieu unique au sein du campus, et dans la ville d'Ibadan. Alors il y a eu de plus en plus de monde. C’est une safe place qui se nourrit des gens qui sont porteurs des mêmes valeurs et aspirations. Surtout, il faut savoir que l’industrie cinématographique du Nigéria accueille 80% de blockbusters américains dans ses salles, et 20% de Nollywood, le cinéma nigérian, donc il n'y a aucune place pour un cinéma d'auteur mondialisé. Ainsi, le ciné-club était comme une cinémathèque : on a vu Le Voleur de bicyclette, on pouvait voir les films de Charles Burnett, de Spike Lee...

J’ai été frappée par l’éloquence et le discours de certains étudiants, notamment celui d’une étudiante qui intervient à plusieurs reprises : pourquoi avez-vous choisi de lui donner cette place ?

Deyo a un parcours particulier : elle a fait tout son lycée aux États-Unis, et elle est revenue pour ses études universitaires au Nigéria. C'est une très grande lectrice, elle est très articulée, et très politisée. Sa parole est très forte dans le film, elle est lumineuse, c'est une militante qui se bat, et c'est beau. Parfois, elle peut être extrêmement cassante, elle n’a pas toujours cette capacité à se mettre au niveau des autres, à les porter. C'est un soleil qui illumine, mais qui peut brûler aussi. En fait, je ne voulais pas donner l'idée que le ciné-club était un lieu consensuel, alors qu'il y a plein de contradictions dans les débats. 

Il y a une forte résonance entre les films projetés et la vie des étudiants. D’ailleurs, les étudiants ne parlent pas tant des films que ça, qui sont plutôt là pour éveiller leur regard critique. 

J'ai fait ce film parce que j'avais envie de sortir du regard misérabiliste porté sur les Africains. Ici, je filme des étudiants, des pairs, je montre des figures qu’on ne voit jamais dans les médias. Dans l'imaginaire occidental, l'Afrique est un angle mort ; on est enfermés dans des tiroirs – je dis « on » parce que je suis franco-africain. Dans les représentations dominantes, le Nigéria est le pays de la criminalité, des violences endémiques, du terrorisme, éventuellement de la musique. On utilise souvent des superlatifs négatifs pour parler du Nigéria. En fait, il n'y a jamais de normalité, on ne montre jamais des gens simples, dans leur quotidien, il n'y a jamais de beauté ordinaire. Tout l'enjeu de Trouble Sleep a été de montrer des figures simples, et la beauté du quotidien. J’ai voulu poursuivre cette démarche dans Coconut Head Generation, en montrant des étudiants tels qu'on ne les voit jamais. On trouve très peu de films qui montrent la jeunesse africaine qui n'est pas en galère; où, lorsqu'elle est en galère, elle analyse sa situation et sort du misérabilisme.
Dans le film, le ciné-club invite un étudiant, Obayomi, à parler de sa série de photos sur les conditions d'hébergement à l'Université de Lagos, à travers lesquelles il raconte qu’ils vivaient à six étudiants dans une chambre de 10m2. Il a décidé de documenter son expérience pour pointer du doigt les questions que ces conditions d'hébergement sous-tendent. Je trouve que c’est intéressant de sortir du misérabilisme pour poser ces questions-là sous un angle politique, d’avoir un discours sur soi-même et une capacité à agir sur soi-même. À travers mes films, j'aspire à une connaissance mutuelle. Dans Coconut Head Generation, je montre le Nigéria, vu par des étudiants nigérians. C’est aussi ça que permet le cinéma : on archive, on crée du sens, et des boîtes à outils pour réfléchir à notre présent, et à la manière de le changer. Ce qui est beau, c’est qu’il n’y avait pas que des discussions dans ce ciné-club, la parole s’est concrètement traduite en actes : pendant le mouvement EndSARS, tous les étudiants du ciné-club étaient dans la rue. Il fallait que la parole devienne performative.

Pouvez-vous me  parler du mouvement EndSARS ? 

J’ai voulu montrer à quel point les manifestations d'octobre 2020 n’étaient pas anodines, et ne venaient pas de nulle part. Suite à la fermeture des facs, elles ont pris de l’ampleur : les étudiants étaient chez eux depuis des mois, il y a eu une montée des frustrations qui a trouvé son expression dans la rue, notamment après la diffusion de vidéos virales montrant des exécutions sommaires de jeunes par les SARS. Ça a été la goutte d'eau qui a fait déborder le vase, car ça faisait longtemps qu'on documentait les exactions des SARS, déjà condamnées par Amnesty International. C’était comme Georges Floyd : des centaines de Noirs se font tuer chaque année, mais sa mort est devenue emblématique et a déclenché l'indignation mondiale qui a eu des répercussions sur le Nigéria. EndSARS c'est aussi une continuité du mouvement mondial de contestation des violences policières, qui est particulièrement ancré dans le contexte nigérian. Et la coalition étudiante, telle que je la montre dans le film, aboutit nécessairement à ce que les gens descendent dans la rue et disent « ça suffit. »
Le mouvement EndSARS a éclaté quelques mois après mon départ d’Ibadan. J’avais entre-temps offert ma caméra à Tobi, un des programmateurs du ciné-club, qui a filmé les images des manifestations. Puis après le Covid et les grèves, je suis revenu filmer la reprise du ciné-club, et commémorer les un an d’EndSARS. Le film couvre une période de trois ans : avant, pendant, et après le mouvement. Il raconte vraiment la condition étudiante à ce moment-là. En réalité, il y a des grèves tous les ans, mais celle-ci a été extrêmement longue et dévastatrice, et tout le monde a raté son année. Par exemple, dans la séquence du poème de Morayo, l’étudiant dit qu'il a mis six ans à faire un Master de quatre ans. Pourtant c’est peu, il y en a qui font beaucoup plus d’années. De fait, il y a un vieillissement de la population étudiante au Nigéria, et des problèmes structurels, notamment de manque d'investissements dans l'éducation. Il y a une grande précarité étudiante, et la situation socio-économique s'est terriblement dégradée entre le moment où j'ai fait le film, et aujourd’hui : la monnaie nigériane a été considérablement dévaluée, et l’inflation a grimpé. Aujourd'hui, le taux de chômage chez les jeunes est de 50%. De fait, le diplôme sert seulement à freiner la chute de ces étudiants, et ne pas en avoir, c'est déjà se condamner. 

Au moment des grèves, vous utilisez différents formats d’images : des vidéos filmées au téléphone, et des photos. Comment avez-vous pensé l’articulation de ces images? 

Il y a toute une séquence du mouvement EndSARS qui commence avec des images d’Internet de la répression par l'armée à Lekki, à travers des live Instagram, pris pendant que les militaires tiraient. En parallèle, j’ai recueilli les témoignages des étudiants pendant les grèves, sur lesquels j'ai ajouté les photos d'Obayomi, qui avait documenté les grèves. C'était intéressant de créer un décalage image-son : ce n'est pas forcément la personne qui parle que l'on voit à l'image ; celles qu'on voit, et celles qui parlent, deviennent alors des archétypes de la grève étudiante. Les étudiants du ciné-club représentent eux-aussi quelque chose qui les dépassent : ils symbolisent la condition étudiante au Nigéria. 

Il y a deux séquences qui créent un décalage avec le rythme du film : celle de l’intervention du poète dans le ciné-club, et les travellings sur un étudiant dans le campus. Comment les avez-vous pensées ? 

Tout l'enjeu pour moi était de ralentir le rythme du film. Les deux premières versions que j’avais faites étaient concentrées sur le ciné-club, et le rythme y était très soutenu. Alors j’ai ajouté de la musique, car je voulais créer des moments de silence, non pas dans l'absence de son, mais de parole. Il y a une séquence que j'aime bien et qui remplit bien cette fonction : celle où les étudiants se brossent les dents, étalent leur linge le matin. Je pense également aux séquences dans lesquelles je montre l’université, sur de la musique. Tous ces moments me permettent de sortir de la salle du ciné-club, mais aussi de la parole, car c'est un film très bavard. De fait, les déambulations dans le campus, et le poème – qui apporte un autre registre de parole – créent une rupture avec les échanges du ciné-club. En fin de compte, c'est du cinéma, et c’est important d'arriver à injecter autre chose que des échanges, des joutes verbales. 

La soirée entre les étudiants clôt l’épisode des manifestations et le film lui-même. Souhaitiez-vous conclure sur une note plus douce ? 

La scène de fin a été filmée par hasard : les étudiants se retrouvent dans un bar, ils boivent et ils dansent. Pour moi, c'est la danse du désespoir : « On s'est battus, on s'est fait tirer dessus, on revient à la case départ, alors il ne nous reste plus que les paroles de Fela Kuti pour nous consoler, et la bière. » C'est une scène très cynique en fait. Il y a une chanson de Fela qui s'appelle Look and Laugh : ils dansent, ils rient jaunes durant cette séquence, ils sont désabusés. De fait, ceux qui le peuvent partent à l’étranger. C'est ça qui est difficile, la fuite des cerveaux. Je ne peux pas blâmer un étudiant aujourd'hui, qui pour faire un cursus normal, veut aller en Afrique du sud, en Angleterre, au Canada : je ferais la même chose si j'étais à leur place. Un de mes objectifs serait que ce film soit montré dans les facs en France, dans des ciné-clubs, et j'aimerais beaucoup avoir des discussions avec les étudiants, recueillir leurs réflexions sur leurs propres conditions, leurs luttes... Il y a plein de parallèles à faire.

Propos recueillis par Laura Brideau

Film projeté le Dimanche 26 mars à 15h au Centre Pompidou (C1), le Mercredi 29 mars à 13h15 au MK2 Beaubourg et le Jeudi 30 mars à 19h à la Bulac.

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