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Quelle est la place de Slaughterhouses of Modernity au sein de votre œuvre ?
Heinz Emigholz : Il s’agit en quelque sorte de la quintessence de mes films sur l’architecture. Pendant des années, on m’a reproché le fait que la plupart de mes films sur l’architecture n’avaient pas de voix off. Ce film est donc, en un sens, un film sur la voix off, sur ce qu’on peut penser lorsqu’on voit un de mes films. En vérité, je fonctionne de cette façon, c’est la façon dont fonctionnent mes pensées. Mais je construis patiemment mes arguments avec les images, et non avec les mots. Avec ce film, vous avez un des résultats possibles. Chacun se fera son propre avis en le regardant.
Il semble que, pour les films de la série Architecture as Autobiography, vous avez voulu montrer l’œuvre d’architectes modernes d’une façon plus positive. Depuis quelques années désormais, vous avez filmé les choses d’une façon plus négative, je veux dire : critique. Est-ce juste ? Et qu’est-ce qui a pu causer cette apparente inversion ?
Il est vrai que dans la plupart des films de cette série, j’ai filmé ce que j’aime vraiment. Il me semblait insensé de perdre du temps avec des choses que je n’aimais pas. Le langage filmique n’autorise pas la négation, et chaque image se révèle être en réalité positive. Le seul film de haine explicite que j’ai essayé de faire était D’Annunzio’s Cave, sur Gabriele d’Annunzio et sa maison à Salò, sur les rives du lac de Garde. J’ai voulu dénoncer sa figure de fondateur du mode de vie journalistique et de voleur de biens culturels. Le résultat a été que les gens ont dit : « le film est beau », alors j’ai abandonné, et j’ai agrémenté le film d’un ensemble de textes, de lui, de moi, de Harvey Weinstein, de Benito Mussolini, de Joseph Conrad, de Léon Laleau et d’autres. Plus ou moins une pièce radiophonique illustrée.
Qu’est-ce qui change dans le fait de filmer quelque chose avec lequel vous êtes en désaccord, tout en le montrant ?
Cela a des conséquences. Comme je l’ai dit ailleurs, je pourrais filmer des cages, et cela donnerait encore un joli film. Il faut réfléchir et se décider. Nous ne vivons que dans un seul des nombreux mondes possibles, qui pourrait être différent – nous ne devons pas oublier cela. Il faut rendre la différence visible. Voir le vide, bien qu’il y ait quelque chose, un espace négatif. Pendant des années, j’ai essayé de plus en plus d’intégrer les environs des bâtiments que je choisissais de représenter, leur contexte dans le monde réel. Des fois, le résultat a été tragique, mais bien d’autres fois, il a aussi été drôle. Il est difficile de donner une signification à la plupart des ensembles architecturaux. Ils sont assez impersonnels, au-delà des bonnes ou des mauvaises intentions.
Votre cinéma est-il simplement une enquête au sein du modernisme et de ses échecs (voire, son échec essentiel et nécessaire), ou bien essayez-vous de constituer quelque chose comme une réponse aux bâtiments et aux idéologies que vous filmez ?
Je crois avoir développé une méthode, qui consiste à montrer ses échecs de façon à ce que leur vie intérieure, leur sens et l’intention qui les guide, apparaissent au grand jour. Les films au sujet des bâtiments de Rudolph Schindler et d’Adolf Loos, par exemple, ont été faits dans le même esprit, mais on garde une impression joyeuse de Schindler’s Houses et une impression triste de Loos Ornamental. Et cela, par le simple fait de les regarder avec curiosité et concentration, et non en pointant du doigt. Schindler s’est développé comme un esprit libre, et Loos a fini dans le cul-de-sac de l’Europe fasciste.
À quel niveau de discours peut-on situer votre nouveau film ?
À dire vrai, on pourrait dire qu’il s’agit d’une affirmation théorique, politique et esthétique, à la limite de la propagande. Il s’agit aussi d’une revanche, à cause de mon histoire familiale. En opposition à une réalité qui affirme le monopole de la puissance normative des faits. Le Stadtschloss de Berlin [le Château de Berlin] est pour moi le produit d’une mauvaise pensée politique. Il faudrait l’effacer au nom de la même raison pour laquelle il a été bâti : comme une mesure de création d’emplois. Tout s’affirme comme « politique », de nos jours, mais j’ai voulu, pour une fois, faire un film ouvertement politique. Il fallait dire ce qu’il fallait dire. Quelque chose avec lequel vous pouvez rentrer chez vous : des mots. Vous ne pouvez pas rapporter chez vous des images, car leur vie ne dure que quelques instants. Après l’image il y a toujours un mot, je l’espère, nouveau.
Qu’est-ce que le cinéma peut représenter pour l’architecture ?
Il préserve ses structures comme des monuments dans le temps et contre le temps.
Qu’est-ce que l’architecture peut représenter pour le cinéma ?
Construire des espaces imaginaires dans le temps.
Comment le cinéma peut-il filmer l’architecture de manière adéquate ?
En l’observant depuis un point de vue humain. Avec des objectifs normaux, et une lumière normale. Sans idéalisation, comme dans la « photographie d’architecture », où la peur que quelque chose manque conduit à la distorsion de l’espace. « Toute architecture est ce qu’on en fait lorsqu’on la regarde » (Walt Whitman).
Quel est le rôle de la composition dans votre cinéma ?
Elle est tout. Elle compose des espaces négatifs et positifs en même temps. Quand quelque chose nous intéresse vraiment, nous nous y arrêtons pour nous concentrer. Il ne s’agit pas juste de tourner autour comme avec un travelling, et d’être dans l’incapacité de se rappeler ce qu’on a vu. Il faut que ce qu’on a vu se consume dans son cerveau afin d’en faire quelque chose. Et cela permet de se souvenir de compositions complexes.
L’architecture offre-t-elle au cinéma quelque chose que les autres sujets ou matériaux ne lui offrent pas ? Filmer l’architecture, cela offre-t-il une vision complètement nouvelle au cinéma, ou bien cela favorise-t-il seulement une vision déjà existante, qu’on pourrait trouver dans d’autres formes de cinéma, mais moins développée ?
Eh bien, il y a les objets bi-dimensionnels et les objets tri-dimensionnels. Je dirais, les visages et les personnes, les acteurs, les paysages et l’architecture aussi. Je veux dire que je composerais leurs éléments comme s’il s’agissait d’architecture. Les objets bi-dimensionnels offrent seulement quelques possibilités de représentation. Vous ne pouvez pas pénétrer à l’intérieur, car ils n’ont pas de relief. La chose, avec l’architecture, c’est qu’elle provient en premier lieu de la main humaine et qu’elle est composée : on ajoute alors une composition à une composition déjà existante. C’est une élaboration complexe. Je me décrirais comme un expert dans le transfert de situations tri-dimensionnelles vers un niveau bi-dimensionnel. Et le montage permet ensuite d’ajouter ces plans à une architecture temporelle imaginaire.
Au début de Slaughterhouses of Modernity, vous dites : « Les bâtiments représentent quelque chose, et, de plus d’une manière, ils représentent la construction de l’Homme Nouveau. Cette construction a été l’objectif principal des principales idéologies du 20e siècle ». Filmer l’architecture, cela donne-t-il un accès privilégié à l’histoire ? Est-ce l’histoire que vous visez avant tout avec votre cinéma ?
Les bâtiments sont certainement des restes de toute histoire. Vous pouvez les lire, ainsi que les usages intentionnels, historiques et contemporains. Bien sûr, ils sont ouverts aux détournements. Un stade de sport remarquablement dessiné peut être transformé en un camp de concentration. Il faut faire une lecture parallèle de leurs usages ou détournements esthétiques et politiques.
D’un autre côté, un de vos précédents films, Streetscapes [Dialogues], met en scène une discussion entre le cinéaste et l’analyste, et Slaughterhouses of Modernity est construit autour de la figure de Guillaume II et de vos grand-parents. Dans quelle mesure l’architecture offre-t-elle un accès privilégié à l’intime ?
Dans le cas du « Stadtschloss » : en étant brutal, dénué d’inspiration et vulgaire. Cela éveille en nous un désir de vengeance. Dans le cas des bâtiments d’Eliado Dieste, dans Streetscapes [Dialogues], en étant si humain et élégant, une caverne pour la pensée, la contemplation et la méditation.
Peut-on dire que vous filmez les bâtiments comme des visages ? En construisant patiemment leur image à travers un portrait complexe?
Je dirais plutôt que je les filme comme des morceaux de musique. Ou plutôt, je les change en musique, bonne et mauvaise. Mais oui, j’essaie de leur donner leur chance, d’être bons ou mauvais. Je n’ai jamais l’intention de rendre une chose laide, mais je ne mets pas de maquillage sur mes objets. Je ne peux rien y faire, s’il sont ou semblent mauvais. Ils sont ce qu’ils sont, et même, peut-être, ce qu’ils voulaient être. Leurs secrets sont révélés à leur surface. Ils ne peuvent pas les cacher.
Comment en êtes-vous venu à cette façon de filmer ? Je veux dire, fixer la caméra sur des détails, et montrer une image partielle plutôt qu’un plan d’ensemble, en construisant les monuments à l’aide de temps plutôt qu’immédiatement ?
Dans mon long-métrage The Holy Bunch (Der Zynische Körper) de 1990, lorsque je filmais à la cathédrale de Cologne et à la Sagrada Familia de Barcelone. Le « good guy » de Barcelone, contre le « bad guy » de Cologne.
Avez-vous eu des modèles ? Y a-t-il même des artistes qui ont fait cela avant vous ?
Pas au cinéma. Mais je devrais mentionner mes héros de la lumière au cinéma : Josef Von Sternberg, Edouard Tissé [directeur de la photographie de Sergeï Eisenstein] et Robert Burks [directeur de la photographie ayant surtout travaillé avec Alfred Hitchcock], mais ils travaillent dans un domaine différent. Mes influences en général viennent davantage de la photographie, de la peinture et de la littérature : Alexandre Rodchenko, Wladimir Tatlin, Eugène Atget, Juan Gris, Arthur Rimbaud, Marcel Proust, Karl Kraus, C.P. Snow, Philip K. Dick, Uwe Nettelbeck. Pour les films de fiction : Carl Theodor Dreyer, Michelangelo Antonioni et Luis Buñuel. Mes objets de haine : le nouveau cinéma allemand des années 1970. Des poseurs stupides (tant appréciés à l’étranger, parce qu’ils étaient « siiii… allemands » et pleins de clichés).
Dans Slaughterhouses of Modernity, quelle place donnez-vous aux œuvres de Freddy Mamani Silvestre ? J’ai eu du mal à comprendre s’il était un exemple positif ou négatif.
Il a élargi mon champ de vision.
Quelle place occupe la séquence des bâtiments de Freddy Mamani Silvestre à l’égard de l’ensemble du film ?
Sachez que j’ai fait un documentaire, Mamani in El Alto (2022, 95 min), qui s’occupe exclusivement de ses bâtiments, et j’essaie toujours de le faire projeter avec Slaughterhouses of Modernity. Cela n’a pas marché à Paris. C’est dommage, parce que dans Slaughterhouses of Modernity, je traite uniquement de son œuvre dans une dimension satirique et cela, bien évidemment, n’est pas juste à l’égard de son travail.
Comment préparez-vous vos films ?
Minutieusement, et puisque je m’occupe de la caméra moi-même, j’essaie d’être en forme physiquement. La pré-production n’est pas une de mes forces, alors j’aime qu’une compagnie de production s’occupe de la partie bureaucratique et technique. Mon objectif principal est d’avoir l’esprit ouvert sur le tournage, d’être 100% prêt à prendre des décisions. À ce moment précis, ni avant ni après. C’est pourquoi j’aime faire des films. Beaucoup de réalisateurs passent à côté de ça.
Y a-t-il une longue phase de repérages, ou bien les images que nous voyons dans vos films correspondent-elles au premier aperçu que vous avez des bâtiments ?
Non, j’ai l’habitude de prendre mes décisions sur le moment, selon les circonstances données, et cela, très rapidement. Je n’écris pas dans un script : « le soleil brille », pour attendre ensuite que le soleil brille. Je suis météorologiquement agnostique.
Comment vous renseignez-vous au sujet des bâtiments ? Par exemple, les abattoirs de Francisco Salamone, qui ne sont pas très connus.
Plus ou moins par hasard, à travers des conversations ou des images, qui conduisent à une recherche. Un ami proche, mon interprète Alejo Margarino à Buenos Aires, m’a dit quelque chose au sujet du travail de Salamone, qui a attisé ma curiosité, dans ce cas.
Dans la séquence du « Deutsches Requiem » de Borges, vous établissez un lien entre l’Allemagne nazie, le projet d’un Quatrième Reich et les régimes de terreur en Amérique du Sud. Partagez-vous la vision d’un auteur comme Roberto Bolaño, qui avait la même capacité à suivre les chemins que prend la violence et voyait l’Amérique du Sud comme le lieu qui concentrait la violence du monde ? Plus précisément, dans son roman 2666, il a vu le désert du Sonora au Mexique comme le centre de toutes les violences du monde (en tant que capitale des féminicides), où un auteur mystérieux, un ancien nazi, trouve refuge.
Je ne connais pas l’œuvre de cet auteur. Je n’ai pas besoin de voyager dans le Sonora pour voir le centre de toute violence, quand j’ai quelque chose comme le Stadtschloss dans ma propre ville.
Étant donné que Cinéma du réel est consacré au film documentaire, quel est votre rapport au documentaire comme genre ?
Il est en proie aux clichés et aux conventions stupides comme tout autre genre cinématographique. Je pourrais écrire un algorithme ou un code pour un documentaire BBC typique, qui pourrait être produit par des machines. Ils sont probablement déjà faits ainsi.
Le documentaire comporte-t-il pour vous des contraintes quant à la façon de montrer ou de dire des choses ?
Pas pour moi, mais certainement pour les producteurs de télévision et de plateformes de streaming, qui confondent leur propre stupidité avec celle d’un public fantasmé qui n’est pas stupide du tout.
Le documentaire est-il alors un simple nom ?
Non, « documentaire » semble être le meilleur terme pour « fiction ».
Y a-t-il des différences significatives, quant à ce que vous voulez dire ou montrer, par rapport au cinéma de fiction ?
Pas vraiment. Cela dépend d’où vous partez. Vous pouvez partir de fictions monologiques ou de vrais dialogues bubériens [la philosophie de Martin Buber (1878-1965) repose essentiellement sur la notion de dialogue]. La plus grande partie du cinéma de fiction est, au sens large, « documentaire » dans la mesure où un mauvais jeu d’acteurs ou une mauvaise écriture sont le document d’un mauvais jeu d’acteurs ou d’une mauvaise écriture. Les films Marvel sont les pires documentaires fascistes qui soient. Il faudrait les traiter comme les films de Harlan ou de Riefenstahl.
Un spectateur doit-il voir différemment un documentaire et un film de fiction ?
Non, le cerveau qui se trouve derrière nos yeux reste le même, et ne peut pas se faire autre. La stupidité est universelle et se trouve reconnue partout et dans tout.
Propos recueillis par Luca Pomioli
Film projeté le Samedi 25 mars à 13h55 au MK2 Beaubourg et le Vendredi 31 mars à 18h30 au Centre Pompidou (C1)