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Stream-Story est une errance au travers de flux – d’eau, de temps, de parole. Comment cette idée a-t-elle émergé ?
Amit Dutta : Ce travail est né d’une révélation – celle du profond entremêlement entre une activité aussi pratique que la gestion de l’eau et l’esprit artistique de la vallée de Kangra. Depuis près de deux décennies que j’y travaille, j’ai réalisé que l’art ne surgit pas seul ; il est nourri par les rythmes de la vie, façonné par la façon dont une communauté se rapporte au temps, à la nature et à l’abondance. L’eau, en tant que ressource et métaphore, devient ainsi un gardien silencieux de la culture. Son flux irrigue non seulement les champs mais les festivals, les chants, les récits et les mythes. En ce sens, ce film prolonge mon œuvre, retourne à la source première de laquelle tout art découle : l’équilibre entre la survie et le plaisir, la nécessité et l’expression. Selon moi, les cycles de la nature, quand ils sont préservés avec soin, créent les conditions d’épanouissement de la vie artistique et spirituelle. Là, l’eau est plus qu’un élément – elle est le temps, la mémoire et le courant invisible qui relie le travail à la beauté, la fonction à l’imagination.
Suivant le cours des rivières, de la montagne aux vallées, vous faites connaissance avec ceux qui en prennent soin, les Kohlis.
Les Kohlis, les maîtres de l’eau au Kangra, incarnent une profonde relation entre la nature et la communauté. Leur rôle est à la fois pratique et sacré – ils inventent leurs propres méthodes pour distribuer l’eau des courants du Dhauladhar, sur la base d’un système géré principalement par un service volontaire et dans un profond respect pour la communauté. Si des pratiques similaires ont existé dans d’autres cultures, le Kangra est unique dans sa préservation de cette tradition, peut-être l’un des derniers exemples vivants d’un système si intime et collectif de gestion de l’eau.
Mon intérêt pour les Kohlis s’est porté sur leur choix de vie – les canaux eux-mêmes. Marcher à leurs côtés offrait un chemin alternatif à travers le paysage, façonné non par l’asphalte et la gouvernance mais par l’antique et fluide logique de l’eau. Cela fut une expérience aussi physique qu’esthétique – un voyage au travers des courants et des histoires. Nous marchions, et j’écoutais. Leurs mythes, luttes, et plaintes coulaient aussi naturellement que l’eau dont ils prenaient soin. Dans leur attention aux courants, j’ai touché à une vérité plus profonde : s’occuper de l’eau, c’est s’occuper du temps, de la mémoire et de l’être-ensemble. Les Kholis ne sont pas seulement les gardiens de l’eau ; ils sont les gardiens d’une culture vivante. Je trouve ces personnes incroyables.
Comme souvent, vous faites confiance aux spectateurs pour vous suivre dans les méandres des rivières autant que des images. En trente minutes de film, vous mêlez matériaux cinématographiques, récits et temporalités. Vous assurez à la fois l’image, la prise de son et le montage. Pouvez-vous nous dire quelques mots de votre processus créatif ?
Je commence simplement, presque primitivement – avec l’eau, les cycles de la vie, le passage du jour. La simplicité laisse pourtant vite place à la complexité. J’ai commencé par mener de longs entretiens. Les informations étaient là, mais pas le cinéma. J’ai donc pris de la distance, écrit un livre sur le sujet, et laissé le temps travailler en moi. Sept ans plus tard, je suis retourné, non pas à un document, mais à une vérité cinématographique. C’est devenu une obsession.
Le montage et la prise de son, pour moi, ne sont pas des processus techniques mais existentiels. Je travaille seul et vis avec le film, qui m’occupe sans cesse l’esprit – à tel point que je ne peux pas prévoir le processus. Je monte quand l’inspiration me prend, à l’aube, au milieu de la nuit. Mon rythme imprévisible me permet néanmoins de rester très sensible au montage. Je n’impose pas la forme, je la découvre en suivant les rythmes naturels de la matière. La forme ne vient pas d’un programme prédéfini mais de la fréquentation des images, jusqu’à ce qu’elle apparaisse comme inévitable.
Comment avez-vous inventé cette histoire-courant, prenant l’eau comme protagoniste ? Était-ce la première fois ? Comment cela a-t-il impacté votre manière de vous saisir de la caméra ?
Ce n’était pas la première fois, mais celle-ci m’a paru unique parce que l’eau, pour moi, est élémentale, à la fois sujet et médium. J’ai étudié l’eau en profondeur, non seulement dans son rôle pratique et écologique mais aussi dans ses présences spirituelles, métaphysiques et artistiques également. Je l’ai rencontrée dans les peintures, les rituels, et la vie elle-même. Cette connexion est pour moi intime et intemporelle.
Cette approche a profondément marqué ma façon de filmer. J’ai toujours été attiré par le quotidien, les choses d’apparence banale – l’eau, la vie villageoise, les saisons, les subtils changements d’un paysage. Je trouve dans ces rythmes « ordinaires » quelque chose de notre essence. Il n’y pas de spectacle, seulement la vie, qui se déploie dans sa forme la plus pure. Cette sensibilité guide ma caméra. Je ne suis pas à la recherche du drame, je suis une présence. Je guette les subtilités, la façon dont un village change avec les saisons. Mon cadre devient ainsi un espace-temps de respiration, où l’anodin révèle sa grâce. Filmant l’eau, je filme la vie elle-même – s’écoulant sans cesse, changeant sans cesse, mais demeurant éternelle.
Votre film attire l’attention sur une pratique ancienne et menacée de gestion de l’eau. Quel est votre regard sur les transformations écologiques et culturelles en cours, en Inde et dans le monde ?
Cette pratique est en effet profondément menacée – ironiquement, par les forces-mêmes qui prétendent apporter le progrès. Comme l’un des Kohlis me l’a confié, « Quand l’argent arrive, ils cimentent les canaux ». Il y a là un aveuglement tragique, une incapacité à voir que la prospérité véritable ne se trouve pas dans les canaux cimentés mais l’air sain, les eaux vivantes, et la tranquille musique des courants. De façon intéressante, un autre Kohli remarquait que réparer un kaccha cassé est bien plus facile, par une technique qu’ils appellent cheb, et que je documente dans le film. En une séquence, ils démontrent comment cette simple méthode restaure le canal, laissant l’eau s’écouler naturellement, pour abreuver les fleurs, les plantes et la vie tout le long de ses rives.
Ce à quoi nous sommes confrontés aujourd’hui n’est pas une crise écologique mais une crise de conception, d’imagination. Je suis convaincu que nous devons radicalement revoir notre conception du progrès. Pour moi, il est question de sensibilité et d’harmonie, pas de conquête – travailler avec la nature, pas contre elle. Mon passage à l’Institut National du Design a marqué ma compréhension de cette situation. Les conversations que j’y ai eues m’ont appris à chérir les structures invisibles derrière toute création – la forme, le rythme et l’équilibre. En tant que cinéaste, dernièrement, je conçois mon rôle non seulement comme celui d’un témoin mais comme un participant, ouvrant l’espace pour ce qui disparaît, et, peut-être ce qui, malgré tout, peut persister.
Propos recueillis par Aude Sathoud
Le film est projeté :
Dimanche 23 mars à 18h30 au cinéma l'Arlequin.
Mardi 25 mars à 13h30 au cinéma Saint-André des Arts.