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Billet de blog 20 mars 2025

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Entretien avec Gaspard Hirschi, réalisateur de Je suis la nuit en plein midi

Don Quichotte et Sancho errent dans un Marseille morcelé. Passant d’îlots urbains en îlots urbains, le duo rencontre d’autres duos comme autant de scènes-miroirs. Dans ce film, l’imaginaire se heurte au réel et explore les liens entre fiction et documentaire.

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Illustration 1
© Gaspard Hirschi / Les films de l'oeil sauvage

Dans votre film, la référence au roman Don Quichotte de Cervantès est évidente. Pourquoi avez-vous choisi de vous appuyer sur ce roman ? 

Le point de départ, ce n’est pas Don Quichotte, c’est le phénomène de résidentialisation à Marseille qui est assez massif et implique un changement profond et durable de la ville telle qu’on la connaît. Pour le film, deux difficultés se sont posées. La première : c’est très pauvre à filmer. Ensuite les personnes qui participent à ce phénomène, puisque ce sont des initiatives privées, ont peu de recul sur ce que ça implique comme transformations de la ville. Beaucoup disent que c’est un signe des temps. 

Comment en suis-je venu à Don Quichotte ? Pour deux raisons : parce que je voulais passer par ces endroits fermés et donc je cherchais un motif qui se tienne pour pouvoir traverser tous ces endroits de Marseille qui n’appartiennent plus vraiment à la ville, au commun. Je voulais recréer une errance, retrouver de la circulation, un imaginaire. Et parce que Don Quichotte, par sa folie, provoque le réel. Don Quichotte prend les auberges pour des châteaux. Et à Marseille les maisons sont devenues des châteaux car fortifiées par des grilles. 


De même que Don Quichotte raconte la quête ou les errances de ce chevalier, votre film est une sorte de « road movie » à travers Marseille. Peut-on dire que Marseille est un des principaux sujets de votre documentaire ? 

Marseille est le sujet principal de mon documentaire. C’est un personnage à part entière. Le sujet c’est Marseille, ville-archipel qui s’archipellise de plus en plus. 

Ce sur quoi j’ai travaillé assez précisément c’est un itinéraire, une carte. Cet itinéraire écrit et documenté veut rendre compte de tous les degrés de fermeture à Marseille et les différents îlots marseillais. L’idée était aussi de le filmer comme une aventure et en continu. Parfois on tournait 4/5 jours non-stop, jour et nuit. 


Avec Don Quichotte, Cervantès parodie les romans de chevalerie. Qu’avez-vous voulu parodier avec Je suis la nuit
en plein midi ? 

Non, je n’ai pas repris cette idée de Cervantès. Mais ce qui est constant et très moderne dans le roman de Cervantès c’est la question de ce qui est vrai ou non, de ce qu’on croit ou non. Cela crée beaucoup de richesse sur le plan narratif. Moi je viens du documentaire et le sujet est au départ documentaire. La manière dont on documente Marseille se veut exacte, je ne veux pas inventer un Marseille fictif. 


Don Quichotte brouille les frontières entre le réel et l’imaginaire. À plusieurs reprises dans votre film, on se demande si on est face à de la fiction ou face à un documentaire. 

Il y a une aspiration à la fiction qui traverse tout le film et qui est portée par Don Quichotte et par Sancho. On peut même se demander si ce n’est pas Sancho, le livreur de pizzas, qui tourne en rond toujours dans ses cases, qui a besoin de s’inventer une vie chevaleresque et un personnage. Je l’ai monté comme ça, pour qu’il y ait une ambiguïté, pour qu’on se demande à la fin s’il y a vraiment deux personnages ou s’il n’y en n’a pas qu’un seul ; si ce n’est pas finalement Sancho qui s’invente un Don Quichotte et si ce Don Quichotte existe vraiment. 


La scène où vous filmez les jeunes marseillais est une scène forte de votre film et est chargée d’une grande puissance documentaire. Qu’avez-vous voulu montrer ? 

En effet, il y a des endroits où je voulais que la charge documentaire soit très importante. Concernant la scène du square de la colline Perrier, j’avais remarqué tous ces gamins et me demandais ce qu’ils faisaient là. Ces jeunes partagent certains codes avec ceux des quartiers nord  : ils écoutent du rap, portent les mêmes vêtements, ont les mêmes expressions… mais là c’est un quartier riche. Certains jeunes viennent dealer et restent autour. Ils appartiennent à des mondes différents et entretiennent une fascination réciproque. Je trouvais cela très riche sur le plan documentaire, ce que ça dit. Ce lieu existe, on ne peut pas l’inventer, c’est du réel brut et en même temps c’est surprenant, c’est contre-intuitif. 


J’ai l’impression que la scène du récit des migrants détient la même puissance documentaire que celle des jeunes marseillais. Quel lien entretient-elle avec la fiction et avec l’histoire de Don Quichotte ? Est-ce une scène charnière de votre film ? 

J’avais rencontré dans le cadre d’un autre documentaire des solidaires qui s’occupaient d’un squat avec des migrants. J’ai pensé que ça avait sa place dans le film parce qu’on pouvait retrouver ces effets de miroir, la question du franchissement de frontières. Ces migrants suivent un rêve souvent très idéalisé et ont cette idée d’arriver à une terre promise. Ça fait écho à Don Quichotte et ses idées chevaleresques. 

Dans le film, il y a deux côtés : un côté boucle – mon idée de départ – qui entend aller d’une île à l’autre mais c’est toujours une île où l’on retrouve le motif d’enfermement. Tous s’ignorent mais tous reproduisent plus ou moins le même schéma : une bulle en vase clos. Mais il fallait aussi que dans le film il y ait une progression et pas seulement des déclinaisons. C’est pour ça qu’il y a des chutes, physiques et symboliques. 

L’idée est aussi qu’il y ait une véritable rencontre entre Don Quichotte et Sancho Panza. Mais elle ne peut avoir lieu que dans le réel. Je voulais qu’à un moment on arrive donc à un épuisement de la fiction. Avec ce récit des migrants, on arrive à un noyau de réel que l’on ne peut plus transformer. Après ce passage, il n’y a plus de fiction dans le film, Don Quichotte ne joue plus Don Quichotte… La scène avec les jeunes et la scène du récit des migrants sont les scènes les plus documentaires du film et je les ai filmées comme telles. 


Donc comme vous le dites c’est le réel qui rassemble et non pas l’imaginaire. Votre film est donc une ode au réel et la fiction n’est au fond qu’un moyen de rendre compte du réel. 

Oui, tout à fait, j’en avais besoin pour rendre compte du réel à la hauteur de ce qu’il est. Le détour par la fiction vient provoquer le réel et Don Quichotte le somme de se justifier. Il a une force de négation du réel tellement puissante ; les choses sont comme il l’imagine et non pas comme elles se présentent. 


La phrase d’ouverture de votre film est celle-ci : « Depuis longtemps, depuis très longtemps, on a séparé les choses au mieux pour les comprendre, au pire pour les opposer. […] Aujourd’hui on a les générations qui doivent réinventer une façon de comprendre le monde non pas par ce qui sépare mais par ce qui réunit. ». Vous, Gaspard Hirschi, en ce que vous réunissez ce qui semble apparemment opposé, n’êtes-vous pas justement « cette nouvelle génération qui réinvente une façon de comprendre le monde non pas par ce qui sépare mais par ce qui réunit. » ? 

Moi personnellement je ne crois pas. 

Mais par contre je peux parler de Manolo et du rôle qu’il a joué. J’avais eu l’idée de Don Quichotte mais il me fallait quelqu’un pour l’incarner. On aurait pu choisir un acteur et dans ce cas faire davantage de fiction mais il s’est trouvé que Manolo Baez a un théâtre équestre à Marseille nommé « Théâtre du Centaure ». C’est un personnage très singulier qui a une forme de folie dans son genre. Tout ça pour dire que même dans la partie qui a l’air de relever de la fiction c’est très documentaire. Très vite, il m’explique l’idée du centaure comme réunion de ce que l’on a séparé. En fait, la phrase d’ouverture c’est le discours de Manolo. Ce n’est pas moi. On a refait la visite du théâtre-équestre avec Daniel (acteur qui joue Sancho Panza) et je m’aperçois qu’il refait le même laïus à la virgule près. Il s’agit d’un discours complètement fermé. C’est là qu’il rejoint Don Quichotte. Il est lui-même une forteresse impénétrable. 

La phrase d’ouverture a trois explications : premièrement c’est Manolo ; deuxièmement cela représente de façon théorique le morcellement que je voulais documenter et enfin elle évoque le flux et le mouvement. C’est même la clé du titre du film Je suis la nuit en plein midi. D’une part, c’est ce qui décrit la folie et d’autre part c’est héraclitéen : la nuit devient le jour, le jour devient la nuit, c’est un flux permanent. Le Midi c’est aussi le sud, c’est Marseille, et l’imaginaire qu’on projette dessus. Mais l’imaginaire est assez contredit par les faits. C’est une ville très morcelée, où chacun vit dans son petit espace. 


Vous m’avez donné la possibilité de visionner un autre film que vous avez réalisé : Narcisse face au mur
, qui fait écho sur plusieurs points à Je suis la nuit en plein midi

Ce qui est commun avec Je suis la nuit, même si je ne les ai pas conçus comme diptyque, c’est la dialectique. Dans les deux cas, une maïeutique se met en place, plus salvatrice que la construction d’un imaginaire. La fiction, dans les deux films, permet une expérience et ensuite l’expérience a valeur de document. 

J’ai aussi dans les deux films recours au dédoublement. Dans Narcisse, par les mots, les double-sens, les ambiguïtés. Dans Je suis la nuit c’est plus visuel. Toutes les scènes sont dédoublées. Ça crée aussi un peu d’émerveillement. 

Propos recueillis par Mathilde Lucken 


Le film sera projeté :

Dimanche 23 mars à 13h15 au cinéma l'Arlequin.

Jeudi 27 mars à 14h au cinéma Saint-André des Arts.

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