Cinéma du réel (avatar)

Cinéma du réel

Festival international du film documentaire

Abonné·e de Mediapart

216 Billets

0 Édition

Billet de blog 20 mars 2025

Cinéma du réel (avatar)

Cinéma du réel

Festival international du film documentaire

Abonné·e de Mediapart

Entretien avec Marie Tavernier, réalisatrice de Yvon

Après son dernier documentaire À ma mesure, Marie Tavernier replonge dans l’un des thèmes phares de sa filmographie, mais cette fois-ci à travers la plume d’Yvon. L'histoire d’une rencontre entre une caméra et les mains abîmées d’un travailleur du nucléaire et écrivain en éclosion.

Cinéma du réel (avatar)

Cinéma du réel

Festival international du film documentaire

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Illustration 1
© Marie Tavernier/ La société des Apaches

Est-ce que vous pourriez nous raconter votre rencontre avec Yvon Laurent, votre protagoniste principal ? Votre œuvre s’est-elle construite au préalable ou autour de sa personne ? 

Marie Tavernier : J’ai rencontré Yvon lors de mon film précédent (À ma mesure), qui questionnait le travail dans les réacteurs des centrales nucléaires et les mesures de doses radioactives incessantes qui y existaient. J’ai donc rencontré beaucoup de travailleurs dont Yvon. Il a été ensuite très présent auprès de moi pour les projections du film, et nous sommes alors restés en lien. Un jour, il m’apprend qu’il est sur le point de partir à la retraite et qu’il commence à écrire. Ça m’a interpellée et j’ai eu envie de connaître la teneur de ses écrits. Je suis retournée le voir et j’ai découvert qu’il avait écrit, non pas sur son travail (chose qu’il prévoyait de faire également), mais sur son enfance. Touchée par son écriture, le désir de film est né. La question du travail continuait de m’occuper l’esprit, et j’étais intéressée de l’explorer à travers un récit en cours d’écriture. C’est donc un film qui s’est fait d’abord entre moi, Yvon et nos rencontres régulières. 

Les travailleurs et travailleuses du nucléaire sont récurrents dans votre filmographie. 

Ce n’est pas forcément une volonté forte de ma part d’aller vers la question du nucléaire. La question du pour ou contre ne m'intéresse pas. C’est une industrie qui révèle à mon sens beaucoup de choses de la façon dont on traite le travail et les travailleurs. Le bâtiment réacteur d’une centrale nucléaire est un espace hostile pour l’homme. Les logiques de travail qui en découlent sont extrêmement contraignantes. Le geste est commandé, compté, contrôlé et il devient impossible pour l’individu d’être agissant et créateur dans la manière d’aborder son propre travail. C’est précisément ça qui m’a poussé à m’intéresser aux travailleurs en centrales nucléaires. C’est une industrie chargée de non-dits et de secrets où la parole est très difficile et empêchée. À la fin de À ma mesure, je n’avais plus réellement envie de rester sur ce sujet tant l’hostilité est grande, mais malgré tout je savais que j’avais encore des choses à dire dessus. C’est Yvon qui m’a donné l’occasion d’aborder cette idée de manière différente. 

La médecin qui suit l’état de santé d’Yvon lui rappelle l’importance de documenter les impacts des radiations nucléaires sur son corps alors qu’il se sent impuissant. Voyez-vous votre documentaire comme un moyen de laisser un testament pour les générations futures ?

J’ai beaucoup aimé ce moment-là. Je me suis dit « wow, elle est trop forte cette médecin » car elle vient effectivement toucher et donner une dignité à ce que Yvon pouvait porter. J’aimerais que le témoignage qu’Yvon dépose là soit aussi vu par les nouveaux travailleurs de ces centrales… Je souhaiterais d’ailleurs aller projeter ce film dans les endroits où ces gens travaillent afin d’engager la discussion sur le sujet. Comment perçoivent-ils la façon dont Yvon parle de son travail par rapport à leur réalité actuelle ? Bien sûr que j’ai envie que quelque chose de ce travail-là soit entendu. 

Yvon porte avec lui des sujets importants et sensibles, que ce soit le nucléaire ou le travail. Comment se  passe la réception de ce genre d’œuvres auprès du public ? 

Dans mon précédent film, il y avait beaucoup de questions sur la nature du travail qui était racontée par ces personnes évoluant dans le nucléaire. Leur mode de vie est particulier. Ce sont des gens que l’on appelle les « grands déplacés ». Ils vivent loin de leurs familles et de leurs racines. Le mode de vie imposé par la profession a frappé le public. Dans le film Yvon, à la question du travail s’ajoute cette nécessité d’écrire sa propre histoire. Plus le tournage avançait, plus je comprenais le lien d’Yvon avec l’écriture. À travers ce geste, il se soulève. Cette dimension m’a beaucoup touchée et a été très importante. J’étais très intéressée par le récit du travail d’Yvon, et sa quête de mots pour le raconter m’a portée. Yvon parle de cela, de la création qui appartient à tout le monde, qui à un moment donné donne forme à quelque chose qui nous habite. C’est salvateur.  C’est par l’écriture que Yvon trouve une issue. En restituant le monde de son travail, il le rend plus praticable.
Yvon a travaillé toute sa vie dans ce milieu hostile, a composé avec des éléments invisibles, il s’est senti lui-même invisible et même déshumanisé, ne cessant de se comparer à un animal. Pour sortir de ce regard qu’il porte sur lui, il a eu besoin de chercher, de trouver une forme pour comprendre son existence et se sentir exister. C’est par l’écriture qu’il la trouve. C’est par elle qu’il trouve la façon de s’approprier son travail, de le rendre visible et de le faire exister dans sa chair. C’est ce geste créatif qu’il trouve. 


La notion de liberté semble centrale dans Yvon, elle revient comme un fil rouge tout au long du documentaire, avec par exemple l’image du cheval blanc ou à la fin la chanson “Le Pieu” des Glottes rebelles ? 

Je pense que cette question de la liberté est très présente parce qu'il y a chez Yvon cette nécessité de combattre pour se sentir exister. Il s’est toujours battu pour essayer d’être vu, d’être entendu, d’autant plus qu’il a été placé lorsqu’il était enfant. Mais cela s’est traduit aussi par son engagement syndical qui est une occasion de se battre avec les autres. Il est très en lien avec la question de la lutte, avec le fait d’exister, d’avoir des espaces qu’il peut défendre. Je pense que c’est dans la bataille que la liberté existe.


Une très belle réponse. Pour finir, on voulait vous laisser la parole. Est-ce vous avez un message que vous avez voulu transmettre ou quelque chose à ajouter ? 

Il y a deux choses que je voulais dire par rapport au film. La première c’est qu’il y a vraiment quelque chose qui s'est passé entre moi et Yvon. On a créé en symbiose. Je ne sais pas s'il a très bien saisi ce que j'étais en train de faire avec ce documentaire, mais il a très bien compris qu’il avait quelque chose à y faire. Il s'est mis en fabrication, comme moi j'étais en fabrication en le filmant. Il y avait un partage sans forcément qu’on y ait mis des mots tous les deux. Et j'espère qu'il pourra être aussi fier que moi de présenter ce film. 

Le deuxième point concerne la question de la création qui est pour moi fondamentale. Je pense que le film la raconte. Il raconte ça, cette nécessité de créer, de mettre une forme à ce qui nous traverse. Ce geste-là, il appartient à tout le monde, pour Yvon c’est par l’écriture mais ça peut s’exprimer par beaucoup de manières différentes. 

Vous vous retrouvez là-dedans aussi à travers la création de documentaire ? 

Oui bien sûr, quand je regarde quelque chose qui me touche, je me demande comment je pourrais le raconter, par quelles images cela pourrait apparaître. Et le chemin que je fais petit à petit, pour essayer de trouver par où le récit doit passer me fait comprendre beaucoup de choses sur nous. J’ai souvent en tête ce poème de Borges Les Justes qui se termine par le vers :  Tous ceux-là, qui s'ignorent, sauvent le monde. Je crois que mon cinéma cherche à les rendre un peu plus visibles.

Propos recueillis par Noelie Drelon et Maylis Somnard 

Le film sera projeté :

le samedi 22 mars à 15h45 au cinéma l'Arlequin.

le lundi 24 mars à 14h15 au Reflet Médicis.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.